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9 janvier 2015
Investig'Action offre à ses lecteurs la rediffusion d'un article de Said Bouamama, en lien avec le carnage du 7 janvier à Paris.
Le score obtenu par le Front national lors du premier tour des élections françaises en a consterné plus d’un. Est-il le signe d’une islamophobie grandissante ? Ou reflète-t-il tout simplement une société française baignant dans des manipulations à la fois politique et médiatique ? Investig’Action a tenté de répondre à ces questions en rencontrant Saïd Bouamama, sociologue et militant engagé depuis de nombreuses années dans les luttes de l’immigration pour l’égalité réelle des droits en France.
Comment expliquez-vous le score élevé du Front national lors du premier tour des présidentielles ?
Il relève selon moi de deux causes essentielles. La première est historique et liée à l’héritage de la colonisation. A l’époque, pour que le colonialisme puisse fonctionner, il fallait préparer les esprits, créer un espace mental colonial. Les Arabes, les noirs et les musulmans ont ainsi été présentés comme des sujets allergiques à la modernité, à la laïcité, à la république… Des gens dangereux pour la démocratie en somme. Les sujets étant présentés comme cela, il apparaissait normal que le colonialisme les transforme complètement et s’autorise même à les mâter en cas de révolte. Aujourd’hui, l’extrême-droite française instrumentalise cet héritage pour des besoins contemporains. Et le champ politique se trouve pris en otage car les autres partis reprennent ces thèmes imposés par l’extrême-droite au lieu de se démarquer complètement de cette mouvance.
Le deuxième facteur, c’est la crise économique. Elle a entraîné l’appauvrissement d’une partie de la population et rendu précaires nombre de garanties sociales. Le FN surfe sur le mécontentement des gens. Il n’est donc pas surprenant qu’un tel parti réalise un bon score dans le contexte actuel. L’inverse m’aurait surpris. Mais il y a une autre leçon importante à tirer de ce scrutin : le résultat obtenu par Jean-Luc Mélenchon. Ce dernier a pris de front les thèses du FN, il ne leur a accordé aucune concession. Son score révèle donc l’émergence d’une minorité de citoyens qui centrent leurs préoccupations sur les questions socio-économiques.
La montée de l’islamophobie est-elle liée à l’échec de la politique d’immigration en France ?
Mais il n’y a pas d’échec de la politique d’immigration, pour autant que l’on considère son véritable objectif. L’objectif de la politique d’immigration est très simple : assurer une force de travail moins chère que la force de travail national. Cette mise en concurrence des travailleurs permet de niveler par le bas les coûts du travail. Par conséquent, au-delà des beaux discours idéologiques sur l’intégration, il y a toujours eu une politique très simple qui visait à assigner les immigrés et leurs enfants français à des places du marché du travail moins bien payées.
Il n’y a donc pas d’échec de la politique d’intégration, qui a toujours été réactionnaire. Le véritable échec, c’est d’avoir cru que cette politique pouvait être viable sur le long-terme. Assigner systématiquement des personnes à des places subalternes ne peut entraîner que des frustrations, des revendications, des révoltes et des réaffirmations identitaires. Or, on avait l’habitude de cantonner les immigrés au silence. Ce type de revendications perturbe donc l’ordre établi, elles vont donner de l’eau au moulin de l’extrême-droite en particulier et, de manière générale, vont être utilisées par les politiciens pour dire : « vous voyez, ils ne sont pas assimilables ».
On ne peut donc pas parler d’un échec de la politique d’immigration en France. Ce que l’on considère comme un échec n’est que le résultat inévitable des modalités économiques posées par cette politique d’immigration.
Depuis dix ans, Nicolas Sarkozy fait de la sécurité son terrain de jeu électoral avec un discours qui, selon l’analyse de Gilles Kepel, repose sur les fameux 4 i : immigration, islam, insécurité, identité nationale. Ce type de discours est primordial pour la survie de la droite ?
Absolument. Mais il en va de même pour le Parti socialiste. L’insécurité est un débat-écran qui vise à masquer des problèmes de société bien plus importants. Tant pour l’insécurité, que pour des soi-disant actes terroristes ou que pour les attaques contre la laïcité, des petits faits sont transformés en faits généralisés. En France, il n’y a pas de montée massive de l’insécurité, d’un repli communautaire ou d’un danger intégriste. Il n’y a rien qui permette objectivement d’attester d’une telle montée.
En revanche, ces trois dernières décennies ont été marquées par les quatre processus suivants : 1. Appauvrissement massif d’une classe sociale. 2. Précarisation d’une grande partie des travailleurs qui, malgré un emploi, redoutent l’avenir. 3. Discrimination raciste grandissante. Je rappelle que quatre employeurs sur cinq font de la discrimination à l’embauche. C’est le Bureau International du Travail qui le dit et on ne peut pas vraiment dire que c’est une organisation militante radicale. 4. Processus d’humiliation dans les quartiers populaires avec des contrôles de police permanents.
Ces questions devraient être au centre de la campagne électorale ?
Ce sont de véritables questions que l’on peut poser à la société française. Comment lutter contre la paupérisation ? Comment redonner des garanties aux travailleurs ? Comment combattre les discriminations racistes ? Comment arrêter la mise sous surveillance des quartiers populaires par les forces de police ? Ces questions ne plaisent pas alors il faut des débats pour faire écran comme ceux que vous avez cités : identité nationale, insécurité, etc.
Quels sont les effets de ces processus actifs depuis trente ans ?
Ils nous font basculer de modèle. Nous passons du modèle de bouc-émissaire, modèle historique qui a toujours existé en Europe, à celui de l’ennemi intérieur. Aujourd’hui, les réactions xénophobes ne touchent plus seulement les immigrés qui débarquent en France. Désormais, quelqu’un qui est né français, qui a toujours vécu en France et qui est totalement français peut aussi être perçu comme un étranger. Ce phénomène est nouveau et il déplace la cible de l’immigré vers le musulman : c’est le passage du bouc-émissaire à l’ennemi de l’intérieur.
Les politiques et les médias nous rabattent les oreilles avec le terrorisme islamiste mais depuis 1991, 94% des attentats commis en Europe sont le fait de l’extrême-droite et de groupes séparatistes. Seulement 0,4% sont imputés aux islamistes. Comment expliquez-vous cela ?
Depuis que le FN a imposé ses thématiques, il y a une rentabilité électorale et médiatique à introduire la peur. Par souci électoral ou d’audimat, on a mis en place une machine à fabriquer la peur et le musulman est l’outil de cette fabrication. D’un côté, il n’y a pas de faits matériels qui expliquent le ciblage d’une population particulière comme les musulmans. D’un autre côté, il y a une invention idéologique qu’on peut nommer islamophobie.
Le véritable problème de société n’est pas l’existence d’actes terroristes ou d’actes antirépublicains commis par des musulmans. C’est, au contraire, les discours idéologiques islamophobes qui entrainent des actes islamophobes. A force de diaboliser les musulmans, on crée des islamophobes. D’ailleurs, les acteurs de ce phénomène ne sont plus seulement les partis politiques mais aussi les pouvoirs publics, le débat s’étant invité dans les juridictions. Quand on fait une loi pour les jeunes filles voilées, même si on l’appelle autrement, c’est une loi qui ne s’adresse qu’à une partie de la population. Par conséquent, on assiste à un ciblage pratiqué par le Front national mais aussi par l’appareil d’Etat.
Vous parlez des politiques et de la justice. Et les médias ?
Ils fonctionnent plus comme catalyseurs de l’islamophobie que comme créateurs, les créateurs regroupant un groupe beaucoup plus large où l’on trouve les grand partis politiques de droite et d’extrême-droite ainsi que le Parti socialiste qui a accordé de nombreuses concessions sur ce terrain.
La manière dont les médias se comportent avec certaines questions de société est gênante. Généralement, l’angle qu’ils adoptent renforce, catalyse et diffuse de manière plus large le discours islamophobe.
Un commentaire sur l’affaire Merah ? Y a-t-il eu récupération politique ?
Evidemment. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir cette récupération. Mais contrairement à ce qu’a prétendu Sarkozy, Merah n’est pas la production d’un pays étranger. Il est au contraire le résultat des carences, des inégalités, des humiliations et des contradictions de la société française. Dire cela ne justifie pas d’aller tuer des policiers ou des enfants. Cela montre juste à quel point la société française ne fonctionne pas bien.
Comment expliquer la différence dans le traitement médiatique des affaires Breivik et Merah ? Le premier est qualifié de fou, le second est étiqueté terroriste musulman…
On est bien dans l’islamophobie profonde. En effet, l’islamophobie consiste notamment à ne pas expliquer un phénomène à partir de l’ensemble de ses causes mais de le limiter à une explication culturaliste. Ici, en l’occurrence, on a évoqué la religion de Merah. Or, toutes les explications exclusives à une communauté sont inévitablement racistes. Dans l’affaire Merah, les médias ont directement écarté les explications de type pathologique : on l’a présenté comme un homme stable, faisant des choix politiques rationnels qui seraient compatibles avec ses mœurs… Par contre, quand le tueur n’est pas musulman, on dit généralement que ça ne peut être qu’un malade mental.
Un rapport récent d’Amnesty International accable la France et la Belgique sur la question de l’islamophobie. Cela pourrait-il contribuer à améliorer les conditions de vie des musulmans en Europe ?
« Améliorer », n’exagérons rien. Mais ça reste un pas positif. En effet, nous sommes nombreux à dénoncer la montée de l’islamophobie depuis des décennies. Mais systématiquement, nos détracteurs jugeaient que notre discours était idéologique et que l’islamophobie était une invention. Alors, qu’une organisation comme Amnesty International puisse aujourd’hui objectiver les faits et conclure à l’existence de législations islamophobes, c’est une étape positive. Ca nous sort du champ idéologique.