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1er avril 2016
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La une de Charlie Hebdo se moque de la chanson de Stromae "Papoutai" (le père de Stromae a disparu durant le génocide au Rwanda en 1994). Il y a quelques mois, Charlie s'était déjà moqué du petit Aylan, décédé en Méditerranée. Qu'est-ce que la satire et où se trouve le courage dans la liberté d'expression ?

Investig’Action republie ici un extrait du livre de Michel Collon "Je suis ou je ne suis pas Charlie ?"

Critiquant Charlie pour avoir titré "Le Coran, c’est de la merde, ça n’arrête pas les balles" au lendemain du massacre de 800 Egyptiens au Caire, Michel Collon y définit la véritable satire :

"Les pauvres n’ont pas besoin d’être attaqués. C’est eux qu’il faut faire sourire. C’est à eux qu’il faut donner des armes pour se défendre".

Ce ne sont pas les minorités opprimées qu’il faut attaquer, ce sont les puissants.


Fallait-il publier ces caricatures ?

« Il fallait pas le faire. »
Wolinski, un des dessinateurs assassinés

Fallait-il publier ces caricatures danoises ? Oui, selon François Hollande qui voit dans Charlie « l’incarnation suprême de la liberté d’expression ». Non, selon Wolinski, un des dessinateurs assassinés.

En novembre 2011, peu après l’incendie des locaux de Charlie, Wolinski avait confié à son ami Delfeil de Ton, un des fondateurs du journal : « Je crois que nous sommes des inconscients et des imbéciles qui avons pris un risque inutile. C’est tout. On se croit invulnérables. Pendant des années, des dizaines d’années même, on fait de la provocation et puis un jour la provocation se retourne contre nous. Il fallait pas le faire. »

Delfeil de Ton avait claqué la porte du journal en 1992 lors du changement d’orientation politique (voir plus loin). Après l’attentat, il a reproché au directeur Charb d’avoir publié ces caricatures de Mahomet : « Quel besoin a-t-il eu d’entraîner l’équipe dans la surenchère ? » Evoquant un « gars épatant », mais « tête de lard », Delfeil reproche à Charb d’avoir mené sa rédaction à la mort : « Il fallait pas le faire, mais Charb l’a refait, un an plus tard, en septembre 2012. » Colère et émotion compréhensibles de la part de quelqu’un qui vient de perdre des amis très proches.

Pas question pour nous de déplacer les responsabilités de cet acte criminel que rien ne saurait justifier. Mais pas question non plus de passer sous silence d’autres violences qui se sont également déchaînées dans la société française ces dernières années, des violences moins médiatisées contre des citoyens musulmans : l’orientation prise par Charlie a-t-elle sa part de responsabilité dans cet engrenage de violences ?

Venant de l’extrême droite

C’est au nom de « la liberté d’expression » que Charlie a publié les caricatures danoises. Mais qu’est-ce que la liberté ? Si quelqu’un jette une cigarette dans une forêt par grande sécheresse, il peut dire : « Je suis libre de le faire » mais nous pouvons aussi dire qu’il est irresponsable et égoïste. Peut-on publier un dessin sans se demander qui va en profiter ?

Quand Bush a agressé et détruit l’Afghanistan et l’Irak en mentant au monde entier, quand ses idéologues l’ont justifié en inventant la « guerre des civilisations », quand on torture les musulmans à Guantanamo et Abou Ghraïb, quand Israël bombarde les Palestiniens, quand tout le monde tape sur l’islam et les musulmans, est-il « courageux » d’en rajouter une couche en diffusant des caricatures danoises provenant de l’extrême droite et qui vont aider l’extrême droite ? Le courage consiste-t-il à hurler avec les loups ?

Pourtant, dès 2005, une ONG, European Network Against Racism, avait alerté : « Le plus grand journal danois a commandé douze dessins très dérangeants et insultants, qui montrent le prophète Mohamed en terroriste et esclavagiste de femmes […] Cet appel involontaire à la provocation a empoisonné l’atmosphère et créé un conflit entre le Danemark et le monde islamique. »

« Dès le départ, toute cette affaire baignait dans l’hypocrisie, » souligne l’Observatoire du Néoconservatisme : « Pour se défendre, le journal affirma que ses caricatures visaient à aider les musulmans progressistes par opposition à ceux qui sont plus religieux. Argument étrange parce que, si Jyllands Posten avait vraiment voulu aider les musulmans modérés, alors insulter la religion de l’Islam et son prophète, c’était vraiment la dernière chose à faire. » (1)

European Network Against Racism se demandait aussi « pourquoi les médias danois en général, et Jyllands Posten en particulier, ont choisi l’islam. Tout le monde sait que les médias danois n’oseraient jamais s’en prendre aux autres religions. »

Mais qui avait pris l’initiative de commander ces caricatures racistes ? Le site US Counterpunch a mené une enquête qui aboutit (en tout cas pour une partie des dessins) à Daniel Pipes, un essayiste d’extrême droite et pro-Israël, auteur de La Menace de l’Islam et directeur du Middle East Forum. Ce think tank US a notamment financé la défense en justice de Geert Wilders, le célèbre leader de l’extrême droite néerlandaise, poursuivi pour incitation à la haine raciale car il comparait le Coran à Mein Kampf et appelait les musulmans à se conformer à la « culture dominante » ou à s’en aller. Wilders fut acquitté en 2011.

Counterpunch révèle aussi que le rédacteur culturel du journal, Flemming Rose (qui avait publié de grands éloges du livre de Pipes), a décidé de diffuser ces caricatures alors qu’il venait juste de refuser des caricatures moquant Jésus et une autre sur l’Holocauste, craignant, disait-il, que « cela offense les lecteurs ». Westergaard, le dessinateur, a admis dans une interview au Herald of Glasgow que le sens de son message était que « le terrorisme reçoit des munitions spirituelles de l’islam. »

Bref, ces caricatures puaient la provocation d’extrême droite dès le départ. Alors, quand six années ( !) plus tard, Charlie recopie des insultes racistes comme « Le Coran ne dit pas s’il faut faire quelque chose pour avoir 30 ans de chômage et d’allocs », est-ce de la liberté d’expression ou un alignement irresponsable sur une provocation d’extrême droite ? Si un caricaturiste allemand avait, dans les années 30, exprimé la même chose sur les juifs, aurions-nous dû saluer son « courage » ?

A la une de Charlie : « Le Coran, c’est de la merde »

Mais on n’en reste pas là, on en rajoute. A la une de son numéro 1099, en juillet 2013, Charlie se moque des centaines d’Egyptiens qui viennent d’être massacrés par la dictature militaire de Sissi : « Le Coran, c’est de la merde, ça n’arrête pas les balles ». Est-ce du courage ou de l’islamophobie méprisante ? La caricature serait-elle incompatible avec un peu de compassion humaine ? Et quelle serait aujourd’hui la réaction des médias et des autorités françaises si un dessinateur égyptien écrivait : « Charlie Hebdo, c’est de la merde, ça n’arrête pas les kalachnikovs » ?

De même, quand 276 jeunes filles sont enlevées par Boko Haram au Nigéria, en avril 2014, que fait Charlie ? Il présente quatre jeunes filles enceintes et leur met dans la bouche le traditionnel cliché de l’immigré profiteur : « Touchez pas à nos allocs ! ». En quoi est-ce de gauche de reprendre les clichés de l’extrême droite ?

En réalité, parmi les rédacteurs et les anciens rédacteurs de Charlie, il n’y avait pas unanimité pour soutenir cette publication. Il faut savoir qu’après l’arrivée de Philippe Val, comme nouveau directeur de la rédaction à Charlie Hebdo (entre 1992 et 2009), plusieurs collaborateurs avaient été licenciés et plusieurs étaient partis, en désaccord avec les orientations de droite du nouveau patron. Nous y reviendrons au chapitre suivant.

Trop souvent, le débat sur la question « publier ou non les caricatures ? » est ramené au cliché « Peut-on rire de tout avec tout le monde ? » Sous-entendu : les musulmans ne seraient pas assez évolués pour rire de nos blagues. Mais je ne pense pas que ce soit la bonne question.

Un caricaturiste, tout comme un humoriste ou un journaliste, n’exerce pas son métier sur un nuage, loin de tout. Il prend position dans un monde bien concret où les forts écrasent les faibles, où la guerre sert à voler et le racisme à diviser ceux qui se font voler.

Dans ce monde-là, de qui va-t-on se moquer ? Des voleurs ou des volés ?
Des puissants ou des humiliés ?

Au début de Hara-Kiri et de Charlie Hebdo, les choix étaient clairs. Ces dernières années, moins. Cette façon de taper sur les musulmans, sur les « petits », oui, c’était déplacé. « Les pauvres n’ont pas besoin d’être attaqués. Au contraire. C’est eux qu’il faut faire sourire. C’est à eux qu’il faut donner les armes pour se défendre. », m’écrit un ami qui a travaillé un temps dans un journal satirique.

Diverses définitions de la satire

Tout le débat est là : qu’est-ce qui est vraiment satirique ? Voici les réponses de deux écrivains juifs. D’abord, Norman Finkelstein, enfant de survivants des camps de concentration et auteur de L’Industrie de l’Holocauste, donne cette définition : « La satire authentique est exercée soit contre nous-mêmes, afin d’amener notre communauté à réfléchir à deux fois à ses actes et à ses paroles, soit contre des personnes qui ont du pouvoir et des privilèges. Mais lorsque des gens sont misérables et abattus, désespérés, sans ressources, et que vous vous moquez d’eux, lorsque vous vous moquez d’une personne sans-abri, ce n’est pas de la satire ». Les dessins danois de Charlie le dégoûtent : « Il n’y a rien de drôle là-dedans. Si vous trouvez ça drôle, alors représentez des Juifs avec des grosses lèvres et un nez crochu est également drôle. » (2)

De même, Shlomo Sand, auteur de nombreux ouvrages critiques sur les mensonges du sionisme, a publié sur le site de l’Union Juive Française pour la Paix un article au titre tranchant « Je ne suis pas Charlie » : « Déjà, en 2006, j’avais perçu comme une pure provocation, le dessin de Mahomet coiffé d’un turban flanqué d’une grenade. Ce n’était pas tant une caricature contre les islamistes qu’une assimilation stupide de l’islam à la terreur ; c’est comme si l’on identifiait le judaïsme avec l’argent ! »

Pourtant, on a dit que Charlie s’en prenait à toutes les religions sans distinction : « Mais c’est un mensonge, répond Sand. Certes, il s’est moqué des chrétiens et, parfois, des juifs ; toutefois, ni le journal danois, ni Charlie ne se seraient permis, et c’est heureux, de publier une caricature présentant le prophète Moïse, avec une kippa et des franges rituelles, sous la forme d’un usurier à l’air roublard, installé au coin d’une rue. Il est bon, en effet, que dans la civilisation appelée de nos jours, « judéo-chrétienne », il ne soit plus possible de diffuser publiquement la haine antijuive, comme ce fut le cas dans un passé pas très éloigné. Je suis pour la liberté d’expression, tout en étant opposé à l’incitation raciste. »

Et pourquoi s’opposer à certaines caricatures qui se revendiquent de la liberté d’expression ? Parce que, explique Sand : « Un vent mauvais, un vent fétide de racisme dangereux, flotte sur l’Europe : il existe une différence fondamentale entre le fait de s’en prendre à une religion ou à une croyance dominante dans une société, et celui d’attenter ou d’inciter contre la religion d’une minorité dominée. Je continue de prendre pour modèle de référence le « Charlie » originel : le grand Charlie Chaplin qui ne s’est jamais moqué des pauvres et des non instruits. » (3)

De qui se moque-t-on ?

Shamus Cooke, l’essayiste US déjà cité au chapitre 3, intervient aussi sur cette définition de la satire : « Bien que la définition varie, la satire politique est généralement comprise comme dirigée contre des gouvernements ou des personnages puissants. C’est une forme redoutable de critique politique et d’analyse, et elle mérite la protection la plus stricte au nom de la liberté d’expression. Cependant, lorsque ce même humour cinglant est dirigé contre des minorités opprimées, comme les musulmans le sont en France, le terme de satire cesse de s’appliquer et il devient un instrument d’oppression, de discrimination et de racisme. » (4)

Parce que, souligne Cooke, le dessinateur ne travaille pas au milieu de nulle part : la discrimination à laquelle les musulmans français sont confrontés a considérablement augmenté au fil des années. « L’exemple le plus notoire, abondamment relayé dans le débat politique et médiatique, ayant été l’interdiction prononcée en 2010 de se « couvrir la tête », une mesure expressément dirigée contre le port du voile par les femmes musulmanes. Cette discrimination s’est encore accentuée quand la classe ouvrière française a été soumise à la pression de l’austérité.

Depuis la récession généralisée de 2008, cette dynamique s’est accélérée et, du coup les politiciens appliquent de plus en plus la politique du bouc émissaire contre les musulmans, les Africains et tous ceux qui pourraient être perçus comme des immigrés. C’est dans ce contexte que les caricatures visant à blesser les musulmans en ridiculisant leur prophète Mahomet – un acte spécialement offensant pour l’Islam – sont extrêmement insultantes et devraient être considérées comme une incitation à la haine raciale en France, pays où les Arabes et les Nord-Africains sont particulièrement visés par les attaques de l’extrême droite contre les immigrés. Charlie Hebdo n’est évidemment pas un journal d’extrême droite. Mais ses attaques incessantes contre les musulmans et les Africains montrent à quel point il s’est intégré à l’establishment politique français. »

« Vous avez contribué à rendre ce pays plus insalubre. »

En 2013, Olivier Cyran, un journaliste ayant travaillé à Charlie, écrivait une lettre ouverte à ses anciens camarades : « Je ne vous écris pas pour vous parler de bon goût, plutôt de ce pays que vous avez contribué à rendre plus insalubre. Un pays qui désormais interdit à une femme de travailler dans une crèche au motif que le bout de tissu qu’elle porte sur la tête traumatiserait les bambins. Où une élève de troisième coiffée d’un bandana jugé trop large se fait exclure de son collège avec la bénédiction d’un maire UMP, du ministre socialiste de l’Éducation nationale et de la presse écumante. (…)

Le pilonnage obsessionnel des musulmans auquel votre hebdomadaire se livre depuis une grosse dizaine d’années a des effets tout à fait concrets. Il a puissamment contribué à répandre dans l’opinion « de gauche » l’idée que l’islam est un « problème » majeur de la société française. Que rabaisser les musulmans n’est plus un privilège de l’extrême droite, mais un droit à l’impertinence sanctifié par la laïcité, la république, le « vivre ensemble ».1 Comme d’autres, Olivier Cyran avait quitté Charlie en estimant que le journal avait viré à droite de façon inacceptable. Comment expliquer l’évolution parfois étonnante de Charlie durant ces vingt dernières années ?

Notes :
1) Observatoire du néoconservatisme, De BHL à Charlie Hebdo : la propagande néoconservatrice déguisée en gauche progressiste, Investig’Action, 7 décembre 2013.
2) - normanfinkelstein.com, 19 janvier 2015.
3) -Shlomo Sand, Je ne suis pas Charlie, www.ujfp.org, 13 janvier 2015.
4) - Shamus Cooke, Le spectaculaire échec médiatique à propos de Charlie, Counterpunch, 14 janvier 2015

Ce texte est un extrait d’un chapitre du livre Je suis ou je ne suis pas Charlie de Michel Collon

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