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10 décembre 2015
Investig'Action vous propose quelques morceaux choisis du livre de Ben White, Etre Palestinien en Israël. Edité par La Guillotine, cet ouvrage indispensable traite d’une question clé ignorée par le “processus de paix” officiel et par les commentateurs les plus influents : celle de la minorité palestinienne à l’intérieur d’Israël. Nous reproduisons ici, avec l'aimable autorisation de l'éditeur, un chapitre consacré à la criminalisation des efforts démocratiques en Israël.
Depuis 1948, les autorités israéliennes ont défini clairement l’espace qui serait « accordé » aux changements radicaux et à la contestation, une possibilité particulièrement limitée pour les citoyens palestiniens. Dans ce chapitre, nous allons considérer comment les efforts pour critiquer pacifiquement la structure de privilèges réservés aux Juifs ont été bloqués et criminalisés : depuis les années 1950, où un petit garçon de douze ans a eu à répondre à un gouverneur militaire pour un poème, jusqu’à aujourd’hui, où l’objectif déclaré du service de sécurité intérieur israélien, le Shin Bet, est de cibler les citoyens qui, à l’intérieur des limites que la démocratie leur accorde, remettent en question la nature d’un Israël « juif et démocratique ».
LA LOI MARTIALE
Le régime (de la loi martiale)… a été conçu pour organiser la ségrégation sociale entre Juifs et Arabes, s’approprier certaines ressources importantes pour la population arabe et réguler et diriger le comportement de la minorité arabe au service de la majorité juive1.
Dans le nouvel État israélien, les citoyens palestiniens ont été maintenus sous un régime militaire, la loi martiale, qui devait transformer leur communauté le temps d’une génération. Il est ironique de rappeler que celui qui est devenu le ministre israélien de la Justice, Dov Yosef, avait décrit les lois d’urgence de la Défense britannique – qui ont servi de base pour le régime militaire israélien – comme du « terrorisme sous un cachet officiel2 ». Le régime de la loi martiale n’a été officiellement aboli qu’en 1966, c’est-à-dire qu’il a duré tout le temps d’une génération post-Nakba. Avec le temps, certains éléments de la loi avaient été abandonnés, mais, pratiquement dix ans après la création de l’État, 80 à 90 % des citoyens palestiniens vivaient toujours sous la loi martiale3.
Yehoshua Palmon fut le premier conseiller aux Affaires arabes auprès du Premier ministre israélien, un rôle qui le rendit à la fois « responsable de la liaison entre le gouverneur militaire et les différents ministères du gouvernement et de la coordination de la loi martiale4 ». Il décrira plus tard la politique envers les citoyens palestiniens comme une politique de « développement séparé » réalisée, précisa-t-il, afin de « faire fonctionner un régime démocratique au sein de la seule population juive ». Un autre conseiller aux Affaires arabes, Uri Lubrani, l’a exprimé de cette façon : « Nous leur avons donné des tracteurs, l’accès à l’électricité et au progrès, mais nous avons pris la terre et restreint leur liberté de mouvement […]. S’ils [les Arabes] étaient restés des fendeurs de bois, les tenir aurait été bien plus simple5. »
La loi martiale a été un outil important pour les autorités israéliennes, qui l’ont utilisée pour “déplacer” ou “relocaliser” des groupes de citoyens palestiniens, en particulier dans le Néguev et les villages frontaliers6. Au moins 2 000 Palestiniens avaient été ainsi “transférés” à Gaza en 1950, pendant que, selon un rapport du ministère des Affaires étrangères portant sur la période 1949-1953, Israël chassait près de 17 000 Bédouins du Néguev7. Il y avait aussi l’article 125 des Règlements d’urgence (voir chapitre 2) qui autorisait « la fermeture de toute zone pour raison de sûreté » et l’expulsion « de ses habitants8 ». Soumettre les citoyens palestiniens à ces diverses réglementations militaires « avait pour but de renforcer les objectifs du sionisme visant à la construction d’Israël en tant qu’État juif9 ».
Pour les Palestiniens, un des aspects les plus coûteux et restrictifs de la loi martiale – que l’on retrouve aujourd’hui en Cisjordanie occupée – était le système des permis de circulation. Ce contrôle de la liberté de mouvement des Palestiniens imposait l’obligation « de posséder en permanence documents d’identité et permis de circulation » ; « les autobus étaient fréquemment arrêtés sur la route » afin de faire descendre « les passagers arabes » pour « vérifier leurs autorisations10 ».
Ainsi, sur neuf mois en 1951, plus de 2 000 citoyens palestiniens ont été jugés par des tribunaux militaires « pour être entrés ou sortis de zones fermées sans permis11 ». Ces restrictions ont été peu à peu relâchées, pourtant en 1958, seul un Palestinien sur trois de ces « zones militaires possédait un permis de circulation en moyenne12 ». Même en 1964, « les restrictions fondamentales subsistaient ». Samuel Divon, deuxième conseiller aux Affaires arabes du Premier ministre, répondit sur ce sujet :
Dans le nouvel État israélien, les citoyens palestiniens ont été maintenus sous un régime militaire, la loi martiale, qui devait transformer leur communauté le temps d’une génération. Il est ironique de rappeler que celui qui est devenu le ministre israélien de la Justice, Dov Yosef, avait décrit les lois d’urgence de la Défense britannique – qui ont servi de base pour le régime militaire israélien – comme du « terrorisme sous un cachet officiel2 ». Le régime de la loi martiale n’a été officiellement aboli qu’en 1966, c’est-à-dire qu’il a duré tout le temps d’une génération post-Nakba. Avec le temps, certains éléments de la loi avaient été abandonnés, mais, pratiquement dix ans après la création de l’État, 80 à 90 % des citoyens palestiniens vivaient toujours sous la loi martiale3.
Yehoshua Palmon fut le premier conseiller aux Affaires arabes auprès du Premier ministre israélien, un rôle qui le rendit à la fois « responsable de la liaison entre le gouverneur militaire et les différents ministères du gouvernement et de la coordination de la loi martiale4 ». Il décrira plus tard la politique envers les citoyens palestiniens comme une politique de « développement séparé » réalisée, précisa-t-il, afin de « faire fonctionner un régime démocratique au sein de la seule population juive ». Un autre conseiller aux Affaires arabes, Uri Lubrani, l’a exprimé de cette façon : « Nous leur avons donné des tracteurs, l’accès à l’électricité et au progrès, mais nous avons pris la terre et restreint leur liberté de mouvement […]. S’ils [les Arabes] étaient restés des fendeurs de bois, les tenir aurait été bien plus simple5. »
La loi martiale a été un outil important pour les autorités israéliennes, qui l’ont utilisée pour “déplacer” ou “relocaliser” des groupes de citoyens palestiniens, en particulier dans le Néguev et les villages frontaliers6. Au moins 2 000 Palestiniens avaient été ainsi “transférés” à Gaza en 1950, pendant que, selon un rapport du ministère des Affaires étrangères portant sur la période 1949-1953, Israël chassait près de 17 000 Bédouins du Néguev7. Il y avait aussi l’article 125 des Règlements d’urgence (voir chapitre 2) qui autorisait « la fermeture de toute zone pour raison de sûreté » et l’expulsion « de ses habitants8 ». Soumettre les citoyens palestiniens à ces diverses réglementations militaires « avait pour but de renforcer les objectifs du sionisme visant à la construction d’Israël en tant qu’État juif9 ».
Pour les Palestiniens, un des aspects les plus coûteux et restrictifs de la loi martiale – que l’on retrouve aujourd’hui en Cisjordanie occupée – était le système des permis de circulation. Ce contrôle de la liberté de mouvement des Palestiniens imposait l’obligation « de posséder en permanence documents d’identité et permis de circulation » ; « les autobus étaient fréquemment arrêtés sur la route » afin de faire descendre « les passagers arabes » pour « vérifier leurs autorisations10 ».
Ainsi, sur neuf mois en 1951, plus de 2 000 citoyens palestiniens ont été jugés par des tribunaux militaires « pour être entrés ou sortis de zones fermées sans permis11 ». Ces restrictions ont été peu à peu relâchées, pourtant en 1958, seul un Palestinien sur trois de ces « zones militaires possédait un permis de circulation en moyenne12 ». Même en 1964, « les restrictions fondamentales subsistaient ». Samuel Divon, deuxième conseiller aux Affaires arabes du Premier ministre, répondit sur ce sujet :
Imaginez ce qui se produirait si nous abolissions les restrictions : les Arabes qui vivaient dans les villages vidés… y reviendraient et se terreraient dans leurs ruines, réclamant leurs champs… Et après quoi, ayant créé autant d’ennuis que possible au sujet de leurs propres terres, ils commenceraient à réclamer à grands cris le retour des réfugiés13.
Un avantage essentiel, clé de la loi martiale, du point de vue des dirigeants politico-sécuritaires israéliens, était la possibilité de réprimer la contestation palestinienne. Effectivement, Yigal Allon, l’ex-général puis député à la Knesset, s’était battu en 1959 en faveur de l’administration militaire en soutenant qu’elle fournissait « une assise juridique pour des actions menées contre des organisations déloyales et pour punir les traîtres », ainsi qu’« une base pour prévenir et dissuader toute action politique ou organisation hostile14 ».
Les mesures prises contre ces “traîtres” palestiniens étaient extrêmement sévères. Samuel Divon décrivait ainsi l’approche contre toute opposition : Ben Gourion nous rappelle toujours qu’on ne peut pas s’organiser en fonction d’une possible subversion dans laquelle la minorité arabe ne s’est pas engagée ; nous devons être guidés par ce qu’ils auraient pu faire s’ils en avaient eu l’occasion15.
Des militants politiques palestiniens « furent souvent exilés de leurs villages ou placés en détention administrative » et « des villages entiers » ont pu être punis, par exemple, pour avoir revendiqué des améliorations d’infrastructures qui leur avaient été refusées16. Même les enfants n’étaient pas épargnés : quand il n’était qu’un petit garçon de 12 ans, le poète palestinien Mahmoud Darwich fut convoqué par le gouverneur militaire après avoir récité un poème qui « réfléchissait sur notre situation d’Arabes forcés à célébrer le jour de l’indépendance d’Israël17 ». En même temps, un nécessaire « comportement politique approprié » permettait d’obtenir des “droits” comme celui de travailler ou de voyager18.
De plus, les citoyens palestiniens sous administration militaire étaient jugés par des tribunaux de l’armée et il était souvent impossible de « faire appel des jugements devant une juridiction civile19 ». Le juge du tribunal militaire n’était pas obligé « d’expliquer l’utilisation de l’expression “considérations de sécurité” pour justifier de soupçons, punitions ou procédures20 ». Une réglementation utilisée par le régime « rendait possible de placer une personne sous arrêt administratif pour une période illimitée, sans explication et sans jugement21 ». Dans leur politique de contrôle de la minorité palestinienne, les forces de sûreté israéliennes « ont rapidement créé un réseau d’informateurs et de collaborateurs22 ». Une des tâches de ces informateurs était de « garder un œil attentif sur les enseignants » dans le cadre d’un « système exhaustif de rapports » remis aux autorités23. Il a été révélé récemment que les services secrets ont même envoyé des espions vivre dans des villages palestiniens, s’y marier et y fonder des familles24.
En complément d’un système de surveillance et de récompense/punition, la confiscation de la démocratie figurait en haut de la liste des priorités ; une politique légitimée par la prétention que les « conditions existant dans la communauté arabe » étaient impropres à des élections démocratiques25. En 1953, Yehoshua Palmon, le conseiller aux Affaires arabes, l’a formulé ainsi : « Dans la communauté arabe, on doit choisir une “voie médiane” ne présentant pas trop de démocratie26. » Quand les élections locales de conseils de village furent autorisées, elles furent manipulées par les agences de sûreté pour s’assurer « que “leurs” Arabes se retrouvent dans des positions de pouvoir27 ». De plus, il y avait une tentative délibérée d’encourager la fragmentation des Palestiniens selon des positions sectaires « [afin] d’exacerber les différences et la discorde » et « de monter les communautés religieuses ou ethniques les unes contre les autres28 ».
Les objectifs politiques de la loi martiale dans les premières années de son existence furent résumés par les mots suivants, contenus dans un mémorandum secret : « La politique du gouvernement… a cherché à diviser la population arabe en différentes communautés et régions29. »
Dans le cadre du régime de contrôle général d’Israël, un des principaux objectifs de l’administration militaire était de « façonner la conscience et l’identité arabe » afin de créer « cette nouvelle identité d’Arabe israélien30 ». En consignant les discours des Arabes au quotidien, en convoquant et interrogeant les Arabes critiquant l’État, les services de sécurité “enseignaient” à la minorité ce qu’il était approprié de dire et ce qui était inacceptable, modelant ainsi les contours du discours politique arabe en Israël31.
La répression de toute contestation continue jusqu’à ce jour, donc bien après la levée de la loi martiale en 1966. Le tristement célèbre mémorandum Koenig de 1976, mentionné au chapitre 3 dans le contexte de la judaïsation, recommande l’adoption de « mesures sévères à tous les niveaux contre les divers agitateurs se trouvant parmi les étudiants des lycées et universités32 ». En 1980, le professeur Ian Lustick décrit comment le Bureau du conseiller aux Affaires arabes auprès du Premier ministre suggérait aux universités que les comités d’étudiants palestiniens « constituent des risques pour la sécurité de l’État » et préconisait l’infiltration de ces « groupes d’étudiants par des informateurs et des provocateurs33 ». Pendant la première Intifada « les organisations étudiantes palestiniennes ou mixtes palestino-juives étaient mises sous contrainte et leurs membres actifs contre l’occupation sévèrement punis par leurs établissements34 ».
En 1998, Benjamin Nétanyahou, Premier ministre à l’époque, a convoqué des discussions sur « la montée de la “palestinisation” et de la radicalisation religieuse parmi les Arabes israéliens ». Parmi les participants d’une de ces réunions se trouvaient « les ministres concernés, le directeur du Shin Bet et d’autres organes de sécurité35 ». Dix ans plus tard, le directeur du Shin Bet, Yuval Diskin, expliquait à des officiels américains que beaucoup de citoyens palestiniens « vont trop loin sur la question de leurs droits36 ».
En 2007, le bureau du Premier ministre révèle que le service de sécurité du Shin Bet n’hésiterait pas à « contrecarrer l’activité de tout groupe ou individu cherchant à nuire au caractère juif et démocratique de l’État d’Israël, même si cette activité est autorisée par la loi37 ». Peu de temps après, le Shin Bet assure qu’il poursuit « les individus considérés comme “menant des activités subversives contre l’identité juive de l’État”, même si leurs actions ne violent pas la loi38 ». Le procureur général d’Israël explique par écrit que cette lettre avait été rédigée « en concertation » avec lui-même et « avec son accord39 ». L’arrestation, le jugement et la condamnation d’Amir Makhoul est un exemple de ce que tout cela signifie en pratique. En mai 2010, Amir Makhoul, directeur du réseau d’ONG palestiniennes Ittijah, est enlevé de nuit à son domicile et empêché de rencontrer ses avocats pendant près de deux semaines. Il fut soumis à des méthodes d’“interrogation” qui consistaient à le priver de sommeil et à l’enchaîner sur une chaise. Une “confession” qu’Amir Makhoul décrit « faite sous contrainte » est produite et retenue pour l’accuser d’espionnage au profit du Hezbollah. En janvier 2009, un agent du Shin Bet lui avait dit que « la prochaine fois », Amir Makhoul « pourrait dire adieu à sa famille, car il la quitterait pour longtemps40 ». Après sa condamnation à 9 ans de prison, Amnesty international proteste :
Un avantage essentiel, clé de la loi martiale, du point de vue des dirigeants politico-sécuritaires israéliens, était la possibilité de réprimer la contestation palestinienne. Effectivement, Yigal Allon, l’ex-général puis député à la Knesset, s’était battu en 1959 en faveur de l’administration militaire en soutenant qu’elle fournissait « une assise juridique pour des actions menées contre des organisations déloyales et pour punir les traîtres », ainsi qu’« une base pour prévenir et dissuader toute action politique ou organisation hostile14 ».
Les mesures prises contre ces “traîtres” palestiniens étaient extrêmement sévères. Samuel Divon décrivait ainsi l’approche contre toute opposition : Ben Gourion nous rappelle toujours qu’on ne peut pas s’organiser en fonction d’une possible subversion dans laquelle la minorité arabe ne s’est pas engagée ; nous devons être guidés par ce qu’ils auraient pu faire s’ils en avaient eu l’occasion15.
Des militants politiques palestiniens « furent souvent exilés de leurs villages ou placés en détention administrative » et « des villages entiers » ont pu être punis, par exemple, pour avoir revendiqué des améliorations d’infrastructures qui leur avaient été refusées16. Même les enfants n’étaient pas épargnés : quand il n’était qu’un petit garçon de 12 ans, le poète palestinien Mahmoud Darwich fut convoqué par le gouverneur militaire après avoir récité un poème qui « réfléchissait sur notre situation d’Arabes forcés à célébrer le jour de l’indépendance d’Israël17 ». En même temps, un nécessaire « comportement politique approprié » permettait d’obtenir des “droits” comme celui de travailler ou de voyager18.
De plus, les citoyens palestiniens sous administration militaire étaient jugés par des tribunaux de l’armée et il était souvent impossible de « faire appel des jugements devant une juridiction civile19 ». Le juge du tribunal militaire n’était pas obligé « d’expliquer l’utilisation de l’expression “considérations de sécurité” pour justifier de soupçons, punitions ou procédures20 ». Une réglementation utilisée par le régime « rendait possible de placer une personne sous arrêt administratif pour une période illimitée, sans explication et sans jugement21 ». Dans leur politique de contrôle de la minorité palestinienne, les forces de sûreté israéliennes « ont rapidement créé un réseau d’informateurs et de collaborateurs22 ». Une des tâches de ces informateurs était de « garder un œil attentif sur les enseignants » dans le cadre d’un « système exhaustif de rapports » remis aux autorités23. Il a été révélé récemment que les services secrets ont même envoyé des espions vivre dans des villages palestiniens, s’y marier et y fonder des familles24.
En complément d’un système de surveillance et de récompense/punition, la confiscation de la démocratie figurait en haut de la liste des priorités ; une politique légitimée par la prétention que les « conditions existant dans la communauté arabe » étaient impropres à des élections démocratiques25. En 1953, Yehoshua Palmon, le conseiller aux Affaires arabes, l’a formulé ainsi : « Dans la communauté arabe, on doit choisir une “voie médiane” ne présentant pas trop de démocratie26. » Quand les élections locales de conseils de village furent autorisées, elles furent manipulées par les agences de sûreté pour s’assurer « que “leurs” Arabes se retrouvent dans des positions de pouvoir27 ». De plus, il y avait une tentative délibérée d’encourager la fragmentation des Palestiniens selon des positions sectaires « [afin] d’exacerber les différences et la discorde » et « de monter les communautés religieuses ou ethniques les unes contre les autres28 ».
Les objectifs politiques de la loi martiale dans les premières années de son existence furent résumés par les mots suivants, contenus dans un mémorandum secret : « La politique du gouvernement… a cherché à diviser la population arabe en différentes communautés et régions29. »
Dans le cadre du régime de contrôle général d’Israël, un des principaux objectifs de l’administration militaire était de « façonner la conscience et l’identité arabe » afin de créer « cette nouvelle identité d’Arabe israélien30 ». En consignant les discours des Arabes au quotidien, en convoquant et interrogeant les Arabes critiquant l’État, les services de sécurité “enseignaient” à la minorité ce qu’il était approprié de dire et ce qui était inacceptable, modelant ainsi les contours du discours politique arabe en Israël31.
La répression de toute contestation continue jusqu’à ce jour, donc bien après la levée de la loi martiale en 1966. Le tristement célèbre mémorandum Koenig de 1976, mentionné au chapitre 3 dans le contexte de la judaïsation, recommande l’adoption de « mesures sévères à tous les niveaux contre les divers agitateurs se trouvant parmi les étudiants des lycées et universités32 ». En 1980, le professeur Ian Lustick décrit comment le Bureau du conseiller aux Affaires arabes auprès du Premier ministre suggérait aux universités que les comités d’étudiants palestiniens « constituent des risques pour la sécurité de l’État » et préconisait l’infiltration de ces « groupes d’étudiants par des informateurs et des provocateurs33 ». Pendant la première Intifada « les organisations étudiantes palestiniennes ou mixtes palestino-juives étaient mises sous contrainte et leurs membres actifs contre l’occupation sévèrement punis par leurs établissements34 ».
En 1998, Benjamin Nétanyahou, Premier ministre à l’époque, a convoqué des discussions sur « la montée de la “palestinisation” et de la radicalisation religieuse parmi les Arabes israéliens ». Parmi les participants d’une de ces réunions se trouvaient « les ministres concernés, le directeur du Shin Bet et d’autres organes de sécurité35 ». Dix ans plus tard, le directeur du Shin Bet, Yuval Diskin, expliquait à des officiels américains que beaucoup de citoyens palestiniens « vont trop loin sur la question de leurs droits36 ».
En 2007, le bureau du Premier ministre révèle que le service de sécurité du Shin Bet n’hésiterait pas à « contrecarrer l’activité de tout groupe ou individu cherchant à nuire au caractère juif et démocratique de l’État d’Israël, même si cette activité est autorisée par la loi37 ». Peu de temps après, le Shin Bet assure qu’il poursuit « les individus considérés comme “menant des activités subversives contre l’identité juive de l’État”, même si leurs actions ne violent pas la loi38 ». Le procureur général d’Israël explique par écrit que cette lettre avait été rédigée « en concertation » avec lui-même et « avec son accord39 ». L’arrestation, le jugement et la condamnation d’Amir Makhoul est un exemple de ce que tout cela signifie en pratique. En mai 2010, Amir Makhoul, directeur du réseau d’ONG palestiniennes Ittijah, est enlevé de nuit à son domicile et empêché de rencontrer ses avocats pendant près de deux semaines. Il fut soumis à des méthodes d’“interrogation” qui consistaient à le priver de sommeil et à l’enchaîner sur une chaise. Une “confession” qu’Amir Makhoul décrit « faite sous contrainte » est produite et retenue pour l’accuser d’espionnage au profit du Hezbollah. En janvier 2009, un agent du Shin Bet lui avait dit que « la prochaine fois », Amir Makhoul « pourrait dire adieu à sa famille, car il la quitterait pour longtemps40 ». Après sa condamnation à 9 ans de prison, Amnesty international proteste :
Amir Makhoul est bien connu comme militant pour la défense des droits humains des Palestiniens d’Israël et de ceux vivant sous occupation. Nous craignons que cela soit la vraie raison de son emprisonnement41. Le choix de s’attaquer à Amir Makhoul se produit alors que l’espace permis par Israël à ses contestataires se réduit. En mars 2011, la Knesset vote une loi autorisant le blocage de fonds publics destinés aux collectivités locales et à toute organisation célébrant la Nakba ou « considérée comme étant impliquée dans des actions remettant en cause la création d’Israël en tant qu’État juif42 ». Un éditorialiste de Ha’aretz écrit alors qu’ « essentiellement, c’est une loi destinée à museler les gens43 ».
Un député favorable à cette loi, Alex Miller, affirme que l’enseignement portant sur l’expulsion et la dépossession des Palestiniens en 1948 (la Nakba) dans les écoles israéliennes constitue une « incitation » et l’associe à « la question de la façon dont chaque citoyen définit sa citoyenneté dans l’État où il vit44 ». Entre-temps, Gideon Saar, le ministre de l’Éducation nationale, avait déjà interdit toute mention de la Nakba dans les manuels scolaires, créant ainsi un contexte où les enseignants qui utilisaient des supports autres que les manuels officiels pour parler de ce sujet avaient peur de donner leurs noms quand ils étaient interviewés par la presse45.
À la Knesset, les députés palestiniens sont ciblés par un nombre croissant d’attaques mettant en cause leur immunité parlementaire, voire leur présence au parlement46. La députée Hanin Zoabi (la préfacière de cet ouvrage) en a été victime plus que d’autres du fait de sa défense franche et énergique des droits des Palestiniens et de sa participation à différentes initiatives, en particulier à la Flottille de la liberté en 2010.
Hanin Zoabi est devenue un objet de haine partout en Israël : le maire de Netanya a soutenu son expulsion du pays tandis qu’un groupe Facebook qui appelait à son meurtre a rapidement accumulé plusieurs centaines de membres. Elle a failli être agressée physiquement à la Knesset, face à des cris de « Va-t-en à Gaza, traître47 ! » D’autres députés palestiniens ont reçu un courriel du député Michael Ben Ari leur annonçant que « quand nous en aurons fini avec elle [Hanin Zoabi], ce sera votre tour48 ».
Après sa participation à la Flottille de la liberté, la Knesset a voté l’annulation d’un certain nombre de ses privilèges parlementaires. Pendant le débat précédant le vote, Yariv Levin, directeur du comité permanent de la Chambre des députés, a dit à Hanin Zoabi : « Vous n’appartenez pas au Parlement israélien, vous ne méritez pas d’avoir une carte d’identité israélienne. Vous êtes une source de honte pour les citoyens d’Israël, pour la communauté arabe et pour votre famille49. »
Le comité que préside Yariv Levin est responsable, entre autres, de la gestion des demandes de levée d’immunité parlementaire. En février 2010, Yariv Levin exprima sa conviction qu’« une décision sérieuse » était nécessaire pour décider « si ces partis [des députés arabes] peuvent continuer à siéger au Parlement israélien alors qu’ils agissent contre le pays50 ».
Un député favorable à cette loi, Alex Miller, affirme que l’enseignement portant sur l’expulsion et la dépossession des Palestiniens en 1948 (la Nakba) dans les écoles israéliennes constitue une « incitation » et l’associe à « la question de la façon dont chaque citoyen définit sa citoyenneté dans l’État où il vit44 ». Entre-temps, Gideon Saar, le ministre de l’Éducation nationale, avait déjà interdit toute mention de la Nakba dans les manuels scolaires, créant ainsi un contexte où les enseignants qui utilisaient des supports autres que les manuels officiels pour parler de ce sujet avaient peur de donner leurs noms quand ils étaient interviewés par la presse45.
À la Knesset, les députés palestiniens sont ciblés par un nombre croissant d’attaques mettant en cause leur immunité parlementaire, voire leur présence au parlement46. La députée Hanin Zoabi (la préfacière de cet ouvrage) en a été victime plus que d’autres du fait de sa défense franche et énergique des droits des Palestiniens et de sa participation à différentes initiatives, en particulier à la Flottille de la liberté en 2010.
Hanin Zoabi est devenue un objet de haine partout en Israël : le maire de Netanya a soutenu son expulsion du pays tandis qu’un groupe Facebook qui appelait à son meurtre a rapidement accumulé plusieurs centaines de membres. Elle a failli être agressée physiquement à la Knesset, face à des cris de « Va-t-en à Gaza, traître47 ! » D’autres députés palestiniens ont reçu un courriel du député Michael Ben Ari leur annonçant que « quand nous en aurons fini avec elle [Hanin Zoabi], ce sera votre tour48 ».
Après sa participation à la Flottille de la liberté, la Knesset a voté l’annulation d’un certain nombre de ses privilèges parlementaires. Pendant le débat précédant le vote, Yariv Levin, directeur du comité permanent de la Chambre des députés, a dit à Hanin Zoabi : « Vous n’appartenez pas au Parlement israélien, vous ne méritez pas d’avoir une carte d’identité israélienne. Vous êtes une source de honte pour les citoyens d’Israël, pour la communauté arabe et pour votre famille49. »
Le comité que préside Yariv Levin est responsable, entre autres, de la gestion des demandes de levée d’immunité parlementaire. En février 2010, Yariv Levin exprima sa conviction qu’« une décision sérieuse » était nécessaire pour décider « si ces partis [des députés arabes] peuvent continuer à siéger au Parlement israélien alors qu’ils agissent contre le pays50 ».
BRUTALITÉ ET IMPUNITÉ
Les citoyens palestiniens sont aussi aux prises avec un système de justice et de police qui traite les citoyens arabes autrement que les citoyens juifs, créant un contexte où les forces de sécurité agissent avec une violence extrême contre des Palestiniens en toute impunité. En 2001, un rapport d’Amnesty International constatait « la généralisation d’un traitement discriminatoire des Palestiniens citoyens d’Israël dans l’ensemble du système pénal, à la fois dans les tribunaux et dans la police51 ». Cela a été souligné en 2009 par un juge qui, en acquittant un adolescent palestinien, a « accepté l’argument de l’avocat de la défense selon lequel l’État pratique une politique discriminatoire contre la jeunesse arabe impliquée dans des délits de “violence idéologique52” ».
Les forces d’État ont une longue histoire d’impunité s’agissant de violences à l’encontre de citoyens Palestiniens. Cette impunité remonte au massacre de Kafr Qasim en 1956, quand près de 50 villageois ont été assassinés par des soldats qui imposaient un couvre-feu. Les huit militaires condamnés à la prison ont vu leurs peines commuées et étaient tous libres quatre ans plus tard. Le commandant responsable s’est vu infliger une amende d’une agora, « la plus petite pièce de monnaie israélienne53 ». Vingt ans plus tard, quand les forces israéliennes ont abattu six citoyens palestiniens qui manifestaient lors de la Journée de la terre, le cabinet d’Yitzhak Rabin « loua à l’unanimité la “retenue” des forces de l’ordre dans leur gestion de la grève et des troubles qui s’en suivirent54 ».
Un nouveau moment décisif, plus récent, est le meurtre de treize citoyens palestiniens par la police israélienne en octobre 2000, pendant une manifestation de solidarité avec le soulèvement des Palestiniens des Territoires occupés. Alors qu’une commission d’enquête avait conclu que des tirs de snipers étaient responsables de la mort et de blessures de citoyens, personne n’a jamais été poursuivi pour ces assassinats55, alors même que les victimes de violentes émeutes de Juifs israéliens, qui avaient éclaté en même temps, étaient uniquement palestiniennes. Dans ce même rapport, Amnesty International citait les propos tenus à des journalistes par un membre de la police des frontières qui venait de témoigner devant la commission d’enquête : « Nous gérons les émeutes juives différemment. Quand de telles manifestations sont organisées, nous savons d’emblée que nous ne serons pas armés. Ce sont nos instructions56. »
Ce genre de discrimination s’est manifesté dans les mesures de répression plus globales prises dès le début de la seconde Intifada. Parmi les quelque 1 000 citoyens israéliens arrêtés entre le 28 septembre et le 30 octobre, environ 66 % étaient palestiniens et 34 % juifs57. Et parmi ceux qui ont été détenus jusqu’à la fin de leur jugement, 89% étaient des citoyens palestiniens. En janvier 2009, pendant l’attaque de Gaza par Israël, environ 800 citoyens israéliens, palestiniens pour la grande majorité, ont été arrêtés pendant les manifestations de protestation. Un tiers d’entre eux avaient moins de 18 ans et 86 % de ces mineurs ont été détenus jusqu’à la fin des procès58.
Ainsi, les Palestiniens d’Israël sont non seulement des citoyens de seconde classe, soumis à des politiques discriminatoires en matière de foncier, d’habitat et d’économie, mais ils subissent la main lourde de l’État dès lors qu’ils résistent à l’apartheid, expriment leur solidarité avec leurs frères palestiniens sous occupation militaire ou travaillent en faveur d’un État pour tous ses citoyens. Le système actuel n’a apporté aucun changement et ne le fera jamais : il faut trouver une nouvelle voie vers un nouveau futur.
Source : Ben White, Etre Palestinien en Israël, Editions La Guillotine, 2015
Les forces d’État ont une longue histoire d’impunité s’agissant de violences à l’encontre de citoyens Palestiniens. Cette impunité remonte au massacre de Kafr Qasim en 1956, quand près de 50 villageois ont été assassinés par des soldats qui imposaient un couvre-feu. Les huit militaires condamnés à la prison ont vu leurs peines commuées et étaient tous libres quatre ans plus tard. Le commandant responsable s’est vu infliger une amende d’une agora, « la plus petite pièce de monnaie israélienne53 ». Vingt ans plus tard, quand les forces israéliennes ont abattu six citoyens palestiniens qui manifestaient lors de la Journée de la terre, le cabinet d’Yitzhak Rabin « loua à l’unanimité la “retenue” des forces de l’ordre dans leur gestion de la grève et des troubles qui s’en suivirent54 ».
Un nouveau moment décisif, plus récent, est le meurtre de treize citoyens palestiniens par la police israélienne en octobre 2000, pendant une manifestation de solidarité avec le soulèvement des Palestiniens des Territoires occupés. Alors qu’une commission d’enquête avait conclu que des tirs de snipers étaient responsables de la mort et de blessures de citoyens, personne n’a jamais été poursuivi pour ces assassinats55, alors même que les victimes de violentes émeutes de Juifs israéliens, qui avaient éclaté en même temps, étaient uniquement palestiniennes. Dans ce même rapport, Amnesty International citait les propos tenus à des journalistes par un membre de la police des frontières qui venait de témoigner devant la commission d’enquête : « Nous gérons les émeutes juives différemment. Quand de telles manifestations sont organisées, nous savons d’emblée que nous ne serons pas armés. Ce sont nos instructions56. »
Ce genre de discrimination s’est manifesté dans les mesures de répression plus globales prises dès le début de la seconde Intifada. Parmi les quelque 1 000 citoyens israéliens arrêtés entre le 28 septembre et le 30 octobre, environ 66 % étaient palestiniens et 34 % juifs57. Et parmi ceux qui ont été détenus jusqu’à la fin de leur jugement, 89% étaient des citoyens palestiniens. En janvier 2009, pendant l’attaque de Gaza par Israël, environ 800 citoyens israéliens, palestiniens pour la grande majorité, ont été arrêtés pendant les manifestations de protestation. Un tiers d’entre eux avaient moins de 18 ans et 86 % de ces mineurs ont été détenus jusqu’à la fin des procès58.
Ainsi, les Palestiniens d’Israël sont non seulement des citoyens de seconde classe, soumis à des politiques discriminatoires en matière de foncier, d’habitat et d’économie, mais ils subissent la main lourde de l’État dès lors qu’ils résistent à l’apartheid, expriment leur solidarité avec leurs frères palestiniens sous occupation militaire ou travaillent en faveur d’un État pour tous ses citoyens. Le système actuel n’a apporté aucun changement et ne le fera jamais : il faut trouver une nouvelle voie vers un nouveau futur.
Source : Ben White, Etre Palestinien en Israël, Editions La Guillotine, 2015