30 mars 2016
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Dans le monde universitaire d’expression française et dans bien des cercles de la gauche radicale, Michel Foucault est une sorte d’icône. Le critiquer frise le blasphème. Pourtant, un essai collectif vient de paraître sous le titre Critiquer Foucault (1). Le sociologue Daniel Zamora, qui est à l’origine de cet essai, annonce la couleur : « Loin de mener une lutte intellectuelle résolue contre la doxa du libre marché, Michel Foucault semble, sur bien des points, y adhérer. »
Michel Foucault, mort en 1984 à Paris, est un philosophe français dont le travail a porté sur les rapports entre pouvoir et savoir. Son œuvre est une critique des normes sociales et des mécanismes de pouvoir qui s’exercent au travers d’institutions en apparence neutres (la médecine, la justice, les rapports familiaux ou sexuels…).
En 1950, sous l’influence de Louis Althusser, il s’inscrit au PCF. Mais il n’est pas très actif et quitte le parti dès 1953. En 1961, il obtient son doctorat en soutenant une thèse intitulée Folie et déraison : Histoire de la folie à l’âge classique. En 1966, il publie Les mots et les choses, qui connaît un immense succès. À l’époque, l’engouement pour le structuralisme est grand et Foucault se retrouve rattaché à des chercheurs et philosophes structuralistes, tels Jacques Derrida, Claude Lévi-Strauss et Roland Barthes, pour lesquels les processus sociaux sont issus de structures fondamentales qui sont le plus souvent non conscientes. Ainsi, l’organisation sociale génère certaines pratiques et certaines croyances propres aux individus qui en dépendent. Le structuralisme cherche à expliquer un phénomène à partir de la place qu’il occupe dans un système, suivant des lois d’association et de dissociation supposées immuables.
Dans les années 70, Foucault s’engage à nouveau politiquement, surtout en défendant des militants maoïstes emprisonnés et des travailleurs immigrés. À la fin de ces années-là, certains anciens gauchistes prennent un virage idéologique à 180 degrés, formant les Nouveaux Philosophes. Ils citent souvent Foucault comme l’une de leurs sources d’influence majeures.
Foucault est surtout connu pour ses critiques des institutions sociales : la psychiatrie, la médecine, le système carcéral, et pour ses idées et développements sur l’histoire de la sexualité, ses théories générales concernant le pouvoir et les relations entre pouvoir et connaissance.
Dans la seconde moitié des années 70, il s’est aussi intéressé à ce qui lui semblait une nouvelle forme d’exercice du pouvoir (sur la vie), qu’il a appelé « biopouvoir » (concept repris par Antonio Negri). Au pouvoir qui donne la mort et laisse vivre s’est substitué le biopouvoir qui fait vivre et laisse mourir (État-providence : sécurité sociale, assurances, etc.).
Vous critiquez Foucault tout en reconnaissant qu’il a toujours eu un « temps d’avance sur ses contemporains » : c’est-à-dire… ?
Daniel Zamora : Foucault a mis en lumière des problématiques qui étaient ignorées, voire mises de côté par les intellectuels dominants de son époque même s’il faut préciser qu’il n’était pas le seul à travailler sur les questions posées par la psychiatrie, la prison ou la sexualité. En Italie, par exemple, le mouvement antipsychiatrique initié par Franco Basaglia n’a pas attendu Foucault pour remettre en cause les asiles et formuler des propositions politiques stimulantes afin de remplacer l’institution. Foucault a cependant ouvert la voie à de très nombreux historiens et chercheurs travaillant sur de nouvelles problématiques, de nouveaux territoires encore peu explorés. Il nous a appris à toujours questionner politiquement les objets qui semblaient alors au-delà de tout soupçon. La vraie tâche politique à ses yeux était de critiquer les institutions « apparemment neutres et indépendantes » et de les attaquer « de telle manière que la violence politique qui s’exerce obscurément en elles soit démasquée (2) ».
Votre ouvrage, en rendant Foucault compatible avec le néolibéralisme, risque de faire grincer beaucoup de dents !
Daniel Zamora : C’est un peu le but du livre. Je voulais rompre avec l’image bien trop consensuelle d’un Foucault en opposition complète avec le néolibéralisme sur la fin de sa vie et qui est devenu aujourd’hui une sorte de figure intouchable pour une partie de la gauche radicale. Cet aveuglement est d’autant plus étonnant que, lorsque je me suis plongé dans les textes, j’ai moi-même été surpris par l’indulgence dont fait preuve Foucault à l’égard du néolibéralisme. Ce n’est pas uniquement son cours au Collège de France qui pose question (naissance de la biopolitique), mais également de nombreux articles et interviews, qui sont pourtant accessibles. Foucault était très attiré par le libéralisme économique : il voyait dans celui-ci la possibilité d’une forme de gouvernement beaucoup moins normative et autoritaire que celle proposée par la gauche socialiste et communiste, qu’il trouvait dépassée. Il percevait dans le néolibéralisme une politique « beaucoup moins bureaucratique » et « beaucoup moins disciplinariste » que celle de l’État social d’après-guerre. Foucault paraît, à la fin des années 70, se rapprocher de la « deuxième gauche », courant minoritaire, mais intellectuellement influent du socialisme français. Il est séduit par la volonté de « désétatiser la société française ».
La majorité des ouvrages consacrés au tournant conservateur des années 80 se sont jusqu’à présent articulés autour de l’idée de la « trahison » de certains intellectuels et militants politiques : de gauche, ils auraient retourné leur veste par « opportunisme ». C’est une lecture incorrecte. Dès qu’on étudie sérieusement les analyses de Foucault — et de bien d’autres — au tournant des années 80, on comprend vite que leur « gauchisme » ou leur critique portaient essentiellement sur tout ce qu’avait pu incarner la gauche d’après-guerre : l’État social, les partis, les syndicats, le mouvement ouvrier organisé, le rationalisme, la lutte contre les inégalités… Je ne pense pas que ces intellectuels aient « retourné leur veste ». Ils étaient prédisposés, par leur critique et leur haine de la gauche classique, à embrasser la doxa néolibérale. Dès lors, il devient beaucoup moins étonnant que François Ewald, assistant de Foucault au Collège de France, devienne conseiller du MEDEF, tout en se réclamant toujours de Foucault…
En même temps, votre livre n’est pas un pamphlet grossier, un procès inquisitorial. Vous reconnaissez des qualités à son œuvre.
Daniel Zamora : Évidemment ! Je suis fasciné par le personnage et par son œuvre qui est, à mes yeux, précieuse. Foucault est l’un des premiers à prendre réellement au sérieux les textes néolibéraux et à les lire rigoureusement. Avant lui, la production intellectuelle de ces auteurs était largement disqualifiée et perçue comme de la simple propagande. Foucault a fait voler en éclats la barrière symbolique érigée par la gauche intellectuelle contre la tradition néolibérale de Hayek, Becker ou Friedman. Foucault a toujours pris le soin de questionner des corpus théoriques d’horizons très différents et de remettre constamment en question ses propres idées. La gauche intellectuelle n’a malheureusement pas toujours réussi à faire de même. Elle se retrouve trop souvent dans un entre-soi intellectuel, entre personnes qui n’ont presque jamais lu les travaux et les arguments des pères intellectuels de l’idéologie politique qu’elles sont censées combattre et qui sont donc totalement incapables de débattre avec ceux qui ne partagent pas leurs postulats de départ.
Dans votre texte, vous contestez sa vision de la sécurité sociale et de la redistribution des richesses : pouvez-vous nous en parler ?
Daniel Zamora : C’est une question quasi inexplorée par les « foucaldiens » ! Mon intérêt pour la sécurité sociale est lié à mes recherches sur la question, recherches qui m’ont amené à m’interroger sur la manière dont on est passé, au cours des quarante dernières années, d’une politique qui visait à lutter contre les inégalités, ancrée dans la sécurité sociale, à une politique visant à lutter contre la pauvreté, de plus en plus organisée autour de budgets spécifiques et de publics cibles. Or, d’un objectif à l’autre, c’est toute la conception de la justice sociale qui se transforme : il est très différent de lutter contre les inégalités (et de vouloir réduire les écarts absolus) ou de lutter contre la pauvreté (et de vouloir offrir un minimum vital aux plus démunis). Pour mener à bien cette petite révolution, il a fallu un long travail de délégitimation de la sécurité sociale et des institutions du salariat.
Or, en parcourant les pages écrites par Foucault à la fin des années 70 et au début des années 80, il m’est apparu qu’il prenait lui-même pleinement part à cette opération. Il remet non seulement en cause la sécurité sociale, mais il est également séduit par l’alternative de l’impôt négatif que propose Milton Friedman à cette époque. À ses yeux, les mécanismes d’assistance et d’assurance, qu’il met sur le même plan que la prison, les casernes ou les écoles, sont des institutions indispensables « pour l’exercice du pouvoir dans les sociétés modernes ».
Du fait des nombreuses tares que comporterait le système classique de sécurité sociale, Foucault s’intéresse alors à son remplacement par un système d’impôt négatif. L’idée est relativement simple : elle consiste dans le fait que l’État offre une allocation à toute personne qui se trouve en dessous d’un certain niveau de revenus, et cela sans grandes difficultés administratives. En France, c’est au travers de l’ouvrage de Lionel Stoléru, Vaincre la pauvreté dans les pays riches, que ce débat apparaît dès 1974. Un argument important a directement attiré l’attention de Foucault : dans le même esprit que Friedman, il effectue une différence entre une politique qui cherche l’égalité (socialisme) et une politique qui veut simplement supprimer la pauvreté sans remettre en cause les écarts (libéralisme). Pour lui, « les doctrines […] peuvent inciter à retenir soit une politique visant à supprimer la pauvreté, soit une politique cherchant à plafonner l’écart entre riches et pauvres (3) ». C’est ce qu’il nomme « la frontière entre pauvreté absolue et pauvreté relative (4) ». La première renvoie simplement à un niveau déterminé arbitrairement (auquel s’adresse l’impôt négatif) et l’autre aux écarts généraux entre les individus (auxquels répondent la sécurité sociale et l’État social). Aux yeux de Stoléru, « l’économie de marché est capable d’assimiler des actions de lutte contre la pauvreté absolue », mais « elle est incapable de digérer des remèdes trop forts contre la pauvreté relative (5) ».
De ce point de vue, l’enthousiasme à peine masqué avec lequel Foucault rend compte de la proposition de Stoléru participe d’un mouvement plus large, qui va accompagner le déclin de la philosophie égalitariste de la sécurité sociale au profit d’une lutte très libérale contre la pauvreté. Aussi étonnant que cela puisse paraître, la lutte contre la pauvreté, loin d’avoir limité les effets des politiques néolibérales, a en réalité contribué à son hégémonie politique. On ne s’étonne plus de voir les plus grandes fortunes de ce monde, comme Bill Gates ou George Soros, s’engager dans ce combat contre la pauvreté tout en défendant, sans contradiction apparente, la libéralisation des services publics, la destruction de tous les mécanismes de redistribution des richesses et les vertus du néolibéralisme ! Lutter contre la pauvreté permet alors de mettre les questions sociales à l’ordre du jour de la politique sans pour autant lutter contre les inégalités et les mécanismes structurels qui les produisent. Cette évolution a donc pleinement accompagné le néolibéralisme, et mon texte a pour objectif de montrer que Foucault a sa part de responsabilité dans cette dérive.
La question de l’État est omniprésente dans votre ouvrage. Celui qui critique sa raison d’être serait un libéral. Or Bakounine, tout comme Lénine et les traditions anarchiste et marxiste critiquent aussi l’État ! Ne faites-vous pas l’impasse sur cette dimension ?
Daniel Zamora : La critique marxiste ou anarchiste est très différente de celle que formule Foucault. Tout d’abord, ces anciens auteurs anarchistes et marxistes ne connaissaient pas la sécurité sociale et la forme que prendra l’État après 1945. L’État dont parle Lénine est un État où les ouvriers ne jouissent d’aucun droit réel. Le droit de vote, par exemple, n’est réellement généralisé — pour les hommes — que durant l’entre-deux-guerres. J’ai toujours été très irrité par cette idée, relativement populaire au sein de la gauche radicale, que la sécurité sociale n’est au fond qu’un outil de contrôle social par le grand capital. Cette idée manifeste une méconnaissance de l’histoire et des origines de nos systèmes de protection sociale. Ceux-ci n’ont pas été instaurés par la bourgeoisie pour contrôler le bon peuple : elle y était totalement hostile ! Ces institutions, fruits de la position favorable du mouvement ouvrier au lendemain de la Libération, ont été inventées par le mouvement ouvrier lui-même. Dès le 19e siècle, les ouvriers et les syndicats avaient, par exemple, constitué des caisses de secours mutuel destinées à verser des allocations à ceux qui étaient en incapacité de travailler. C’est la logique même du marché et les énormes incertitudes qu’elle fait peser sur la vie des ouvriers qui les ont poussés à développer des mécanismes de socialisation partielle des revenus. Si, durant la première phase de la révolution industrielle, seuls les propriétaires étaient des citoyens à part entière, c’est — comme le souligne le sociologue Robert Castel — avec la sécurité sociale qu’a réellement lieu la « réhabilitation sociale des non-propriétaires ». C’est elle qui instaure, à côté de la propriété privée, une propriété sociale destinée à faire réellement entrer dans la citoyenneté les classes populaires. Cette idée est celle que défendait Karl Polanyi dans son livre La Grande Transformation, voyant dans tout principe de protection sociale l’objectif de dégager l’individu des lois du marché, et donc de reconfigurer les rapports de force entre capital et travail.
On peut bien sûr déplorer la gestion étatique de la sécurité sociale et dire, par exemple, que ce sont des collectifs qui devraient la gérer — bien que je n’y croie pas beaucoup —, mais critiquer l’outil et ses fondements idéologiques en tant que tels est très différent… Foucault va jusqu’à dire qu’il est « clair qu’il n’y a guère de sens à parler du “droit à la santé” » et il se demande : « une société doit-elle chercher à satisfaire par des moyens collectifs le besoin de santé des individus ? Et ceux-ci peuvent-ils légitimement revendiquer la satisfaction de ces besoins ? » On n’est donc plus vraiment dans le registre anarchiste… Pour moi, et contrairement à Foucault, ce que nous devons faire, c’est approfondir les acquis, partir du « déjà-là », comme le dit Friot. Et la sécurité sociale est un formidable outil que nous devons à la fois défendre et approfondir.
En se focalisant sur les « marginaux » (les exclus, les prisonniers, les fous, les « anormaux », les minorités sexuelles, etc.), Foucault n’a-t-il pas permis de mettre en lumière toutes ces personnes jusqu’alors ignorées par le marxisme orthodoxe qui n’avait d’yeux que pour les rapports économiques ?
Daniel Zamora : Vous avez raison. Son apport sur ce point est très important et il a clairement sorti de l’ombre toute une gamme d’oppressions, invisibles jusque-là. Mais sa démarche ne vise pas uniquement à mettre en avant ces problèmes : il cherche à leur donner une centralité politique qui me pose question. À ses yeux, et aux yeux de beaucoup d’auteurs de cette époque, la classe ouvrière se serait alors « embourgeoisée » et parfaitement intégrée au système. Les « privilèges » obtenus dans l’après-guerre n’en feraient plus un agent de changement social, mais, au contraire, un frein à la révolution. Cette idée est alors très répandue et se retrouve chez des auteurs aussi variés que Herbert Marcuse ou André Gorz, qui ira même jusqu’à parler de la classe ouvrière comme d’une « minorité privilégiée »…
La fin de cette centralité — qui serait synonyme également de la fin de la centralité du travail — trouve alors son issue dans les « luttes contre les marginalisations », auprès des minorités ethniques ou sociales. Le lumpenprolétariat (ou les « nouveaux plébéiens », pour reprendre le terme de Foucault) est désormais vu comme un sujet authentiquement révolutionnaire. Pour ces auteurs, le problème n’est plus tellement l’exploitation, mais le pouvoir et les formes modernes de la domination. Comme l’écrit Foucault, « le 19e siècle s’est préoccupé surtout des relations entre les grandes structures économiques et l’appareil d’État », maintenant ce sont « les problèmes des petits pouvoirs et des systèmes diffus de domination » qui « sont devenus des problèmes fondamentaux (6) ».
Au problème de l’exploitation et de la redistribution des richesses se seraient alors substitués celui du « trop de pouvoir », celui du contrôle des conduites. À l’aube des années 80, il semble clair, pour Foucault, qu’il ne s’agit plus tellement de redistribuer les richesses. Il n’hésite pas à écrire : « On pourrait dire que nous avons besoin d’une économie qui ne porterait pas sur la production et la distribution de richesses, mais d’une économie qui porterait sur les relations de pouvoir (7). » Il s’agit donc moins de luttes contre le pouvoir en « tant qu’il exploite économiquement », mais plutôt des luttes contre le pouvoir au quotidien, luttes incarnées notamment par le féminisme, les mouvements d’étudiants, les détenus ou les sans-papiers. Le problème n’est évidemment pas d’avoir mis à l’ordre du jour toute une gamme de dominations qui étaient jusque-là plutôt ignorées, le problème vient du fait qu’elles sont de plus en plus théorisées et pensées en dehors des questions relatives à l’exploitation. Loin de dessiner une perspective théorique qui pense les relations de ces deux problèmes, Foucault les oppose petit à petit, voire même les pense comme contradictoires !
Cette disqualification du monde ouvrier a eu des effets plutôt étonnants. Elle va placer à l’avant-plan du débat public « l’exclusion sociale » des chômeurs, des jeunes des banlieues et des immigrés comme principal problème politique. Cette évolution sera le point de départ de la centralité que vont prendre — à gauche comme à droite — les « exclus » et de l’idée que, désormais, la société « post-industrielle » se divise entre ceux qui ont accès au marché du travail et ceux qui, à un degré ou à un autre, en sont exclus — déplaçant ainsi la focale du monde du travail vers l’exclusion, les pauvres ou le chômage. Ce déplacement mettra indirectement les ouvriers du côté « de ceux qui ont un emploi (du côté des “privilégiés” et des “avantages acquis”) (8) ».
Cette logique redéfinit la question sociale autour d’un conflit entre deux fractions du prolétariat plutôt qu’entre le capital et le travail. À droite, cette redéfinition visera à limiter les droits sociaux des « surnuméraires » en mobilisant contre eux les « actifs » et, à gauche, il s’agira de mobiliser les « surnuméraires » contre l’embourgeoisement des « actifs ». Les deux positions acceptent dès lors la centralité des fractions « exclues » du salariat stable au détriment de celle des « ouvriers ». Quand Margaret Thatcher oppose « l’underclass » « assistée » et « protégée » aux Britanniques « qui travaillent », n’exprime-t-elle pas, sous une forme inversée, la thèse de Foucault ou d’André Gorz ?
Il est évident que le contenu politique de ces déclarations de droite diffère radicalement de celles des auteurs de la fin des années 70. Mais d’une manière ou d’une autre, pour les deux, ce sont les surnuméraires qui sont devenus le sujet politique central et non plus la classe ouvrière. Tant pour Gorz que pour le mouvement néolibéral, ce n’est plus tant le fait d’être exploité qui pose problème, mais le rapport au travail. Gorz voit dans le mode de vie des surnuméraires une « délivrance » du travail et Thatcher un « vice » de fainéantise qu’il convient de combattre. L’un élève au rang de vertu un « droit à la paresse » tandis que l’autre en fait l’injustice à détruire. Comme la philosophe marxiste Isabelle Garo l’a très bien décrit, cette transition contribuera à « remplacer l’exploitation et sa critique par le recentrage sur la victime du déni de droit, prisonnier, dissident, homosexuel, réfugié, etc. (9) ».
Comment expliquez-vous que Foucault puisse séduire autant dans les milieux radicaux, qui, pourtant, affirment avec force vouloir en finir avec l’ère néolibérale ?
Daniel Zamora : C’est une question à laquelle je n’ai pas de réponse satisfaisante. C’est sans doute dû en grande partie à la structure du champ académique lui-même. S’insérer dans une « école de pensée » ou s’inscrire dans une certaine perspective théorique, c’est aussi s’inscrire dans un champ intellectuel où il y a une lutte importante pour avoir accès aux positions dominantes. Se dire marxiste dans la France des années 60, alors que le champ académique est partiellement dominé par des auteurs qui s’en revendiquent, n’a pas le même sens qu’être marxiste aujourd’hui. Les rapports de force au sein du champ académique ont considérablement changé depuis la fin des années 70 : suite au déclin du marxisme, Foucault y occupe désormais une place centrale. Il offre une position confortable qui permet d’allier un certain degré de subversion sans rien perdre aux codes de l’académie. Mobiliser Foucault est relativement valorisé et permet souvent à ses défenseurs d’être publiés dans des revues prestigieuses, de s’insérer dans de larges réseaux d’intellectuels, de publier des livres, etc. De très larges pans du monde intellectuel font référence à Foucault dans leurs travaux et lui font dire tout et son contraire. On peut être conseiller au Medef et éditer ses cours ! Il ouvre des portes… Et on ne peut pas vraiment en dire autant de Marx de nos jours !
Il existe évidemment aussi une critique « conservatrice » de Foucault — et plus largement de ce qu’a pu constituer Mai 68 dans l’histoire sociale française. Cette critique n’est plus du tout marginale : on la retrouve largement dans les rangs de penseurs de la droite conservatrice comme Eric Zemmour ou au Front national. Elle critique ouvertement l’héritage féministe, antiraciste et culturel de Mai 68, tout en étant beaucoup moins bavarde sur les ravages économiques du néolibéralisme. Ce qui pose problème pour elle, c’est le libéralisme sociétal qui a accompagné les années 80 : seul un retour sur ses évolutions pourrait permettre de « faire société ». On entend souvent ce genre d’idées, selon lesquelles c’est la destruction des valeurs familiales ou des formes communautaires de lien social qui a permis l’expansion du néolibéralisme, vécu ici comme une évolution négative du bon vieux capitalisme d’avant la mondialisation. Si ces analyses ont certainement une part de réalité, elles sont souvent totalement fantasmées lorsqu’elles proposent un retour à des modes de vie plus « traditionnels », une sorte de libéralisme beaucoup plus autoritaire, avec un retour des valeurs familiales et d’une culture nationale totalement idéalisée…
En ce qui concerne l’héritage de Mai 68, le rôle de la gauche n’est pas de fermer les yeux parce que l’extrême droite, Soral ou Zemmour l’attaquent, mais, au contraire, de faire son propre bilan, d’avancer sa propre critique afin de ne pas perdre totalement le combat idéologique ! C’est à cette tâche que nous devons nous atteler pour reconstruire une gauche à la fois radicale et populaire.
Cet article est une version abrégée de l’interview « Tenir tête, fédérer, amorcer » réalisée le 3 décembre 2014 par la revue Ballast, que nous tenons à remercier.
Notes :
(1) Critiquer Foucault. Les années 1980 et la tentation néolibérale, ouvrage collectif dirigé par Daniel Zamora, Aden, 2014.
(2) Noam Chomsky, Michel Foucault, Sur la nature humaine : comprendre le pouvoir, Aden, Bruxelles, 2006.
(3) Lionel Stoléru, Vaincre la pauvreté dans les pays riches, Flammarion, Paris, 1974, p. 237.
(4) Ibid. pp. 286-287.
(5) Ibid.
(6) Michel Foucault, « Michel Foucault. Les réponses du philosophe », novembre 1975, dans Dits et Écrits I, 1954-1975, no 163, Gallimard, Paris, 2001, p. 1674.
(7) Michel Foucault, « La philosophie analytique de la politique », op.cit., p. 536.
(8) Stéphane Beaud, Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, 10/18, Paris, 2004, p. 424.
(9) Isabelle Garo, Foucault, Deleuze, Althusser et Marx, Demopolis, Paris, 2011, p. 70.
Source : Etudes Marxistes