En Syrie, les Etats-Unis manœuvrent contre l’Iran
- 29 Jun 2017
Alors que la campagne pour pousser Daesh hors de ses territoires restants en Syrie et en Irak avance rapidement, les États-Unis et leurs forces alliées se sont retranchés à al-Tanaf, une ville frontalière syrienne du sud-est, coupant une autoroute stratégique reliant Damas à Bagdad.
La défaite de Daesh est l’unique objectif militaire de Washington en Syrie. Alors, qu’est-ce que ces troupes américaines font là-bas, bloquant une artère vitale reliant deux États arabes alliés dans leur propre lutte contre le terrorisme?
“Notre présence à Al-Tanaf est temporaire“, a déclaré le colonel par téléphone depuis Bagdad le colonel Ryan Dillon, porte-parole de la coalition Inherent Resolve, la campagne dirigée par les États-Unis contre Daesh. “Notre principale raison est de former des forces partenaires dans cette zone en vue d’éventuels combats contre Daesh ailleurs … et de maintenir la sécurité dans cette région frontalière“.
Dillon ajoute: “Notre combat n’est pas contre le régime (syrien)“.
Mais depuis le 18 mai, lorsque les attaques aériennes américaines ont ciblé les forces syriennes et leurs véhicules s’approchant d’al-Tanaf, les forces américaines ont abattu deux drones syriens et ont tiré sur des troupes syriennes alliées à plusieurs reprises, en invoquant à chaque fois la “légitime défense”. Pourtant, il n’apparait pas que les combattants soutenus par les Etats-Unis à Al-Tanaf ont participé à des combats contre Daesh durant cette période.
Bouthaina Shaaban, conseillère en politique et en communication du président syrien Bashar al-Assad, est restée stupéfaite par ce discours : «Lorsqu’on leur demande ce qu’ils font dans le sud de la Syrie, ils disent qu’ils sont là pour leur« sécurité nationale ». Mais ensuite, ils s’opposent aux mouvements de l’armée syrienne – à l’intérieur de la Syrie!”
Elle marque un point. En vertu du droit international, toute présence de troupes étrangères à l’intérieur d’un Etat souverain est illégale, à moins d’être spécifiquement invitée par l’autorité gouvernementale reconnue – dans ce cas, le gouvernement d’Assad est la seule autorité syrienne reconnue par le Conseil de sécurité des Nations unies. Ces hôtes indésirables tentent de contourner la loi en prétendant que la Syrie “ne veut pas et ne peut pas” lutter contre Daesh et la menace que pose cette organisation à la sécurité internationale. Mais «ne pas vouloir et ne pas pouvoir», ce n’est qu’une théorie, pas une loi. Alors que les Russes sont entrés dans le théâtre militaire syrien pour combattre ostensiblement Daesh aux côtés des Syriens, cet argument a considérablement perdu du poids.
Le colonel Dillon reconnaît ce point, mais il fait valoir que l’armée syrienne “vient de se présenter récemment dans la région. S’ils peuvent montrer qu’ils sont capables de se battre et de vaincre Daesh, alors nous n’avons pas besoin d’être là. Ce sera moins de travail pour nous et ce sera bienvenu.”
Qui a rendu les Etats-Unis arbitre d’un telle décision? Ce n’est pas clair. Le combat de la Syrie contre Daesh a considérablement augmenté au cours des derniers mois. Quatre «zones de désescalade» ont été établies durant les négociations de mai à Astana entre la Russie, la Turquie et l’Iran. Les accords de réconciliation entre les forces gouvernementales et certains groupes combattants dans ces zones – ainsi que le transfert d’autres combattants vers Idlib – ont permis aux forces alliées syriennes de détourner leur attention des zones stratégiques de l’ouest pour se concentrer sur la lutte contre Daesh à l’est du pays.
Selon un rapport d’avril 2017 d’IHS Markit, le principal fournisseur britannique d’informations sur la sécurité et la défense, l’Etat islamique a combattu les forces du gouvernement syrien plus que tout autre adversaire au cours des 12 derniers mois. “Entre le 1er avril 2016 et le 31 mars 2017“, dit l’organisation, “43% de tous les combats de l’État islamique en Syrie ont été dirigés contre les forces du président Assad, 17 contre les forces démocratiques syriennes soutenues par les États-Unis (SDF) et les 40% restants impliquaient des combats contre des groupes d’opposition sunnite rivaux – en particulier, ceux qui faisaient partie de la coalition Bouclier de l’Euphrate, soutenue par la Turquie.”
En d’autres termes, durant la période où les pertes territoriales de Daesh ont été les plus importantes, les forces syriennes ont combattu Daesh deux fois plus que les forces soutenues par les Etats-Unis.
Un barrage américain entre la Syrie et l’Irak
Alors, que se passe-t-il avec la présence américaine continue à Al-Tanaf, une zone où Daesh n’est pas là et où l’armée syrienne et ses alliés ont fait d’énormes progrès contre leurs opposants islamistes?
Si vous regardez la carte commandée par l’auteur ci-dessus, il existe environ trois grandes autoroutes partant des principaux centres syriens vers l’Irak. L’autoroute frontalière la plus au nord est actuellement sous le contrôle des forces kurdes soutenues par les États-Unis qui cherchent à établir un mini-Etat indépendant appelé Kurdistan occidental.
L’autoroute qui relie Homs à Bagdad, au milieu de la carte, passe à travers la ville de Deir Ezzor, assiégée par l’Etat islamique. Jusqu’à 120.000 civils y ont été protégés par quelque 10.000 soldats syriens depuis que Daesh a pris les environs d’assaut en 2014. Alors que ce point frontalier vers l’Irak est actuellement bloqué par le groupe terroriste, les forces syriennes avancent rapidement depuis l’ouest, le nord et le sud pour reprendre le contrôle de cette région des mains de Daesh.
L’autoroute qui relie Damas à Bagdad dans le sud du pays, une région que les forces alliées syriennes ont largement reprise aux combattants, aurait très bien pu être la première grande voie dégagée entre la Syrie et l’Irak. C’était sans compter sur les forces menées par les Etats-Unis, qui se sont retranchées à al-Tanaf et bloquent le passage.
Les Syriens ont nettoyé la plus grande partie de l’autoroute cette année. Mais ils ont été empêchés d’atteindre la frontière, butant sur une «zone de déconfliction» instaurée unilatéralement par les forces de la coalition dirigées par les États-Unis.
“Il a été convenu avec les Russes que c’était une zone de déconfliction“, a déclaré le porte-parole de la coalition, Dillon.
Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov tient à nuancer: “Je ne sais rien de ces zones. Ce doit être un territoire que la coalition a déclaré unilatéralement et où elle croit probablement avoir le droit exclusif de prendre des mesures. Nous ne pouvons pas reconnaître de telles zones.”
Puisque les plans de changement de régime sont tombés à l’eau en Syrie, les faucons de Washington ont préconisé le partage de la Syrie en trois zones d’influence au moins: une zone tampon pour Israël et la Jordanie dans le sud, une entité kurde et pro-US le long du nord et du nord-est, et une troisième zone de contrôle à la frontière syro-irakienne.
Mais les affrontements avec les forces syriennes le long de la route vers Al-Tanaf ont maintenant créé une «conséquence inattendue » pour les projets frontaliers des États-Unis. Les troupes alliées syriennes ont contourné le problème d’al-Tanaf il y a quelques semaines en établissant un contact frontalier avec les forces irakiennes plus au nord, bloquant ainsi l’accès aux alliés des Américains dans le sud. Et les forces de sécurité irakiennes ont maintenant atteint le passage frontalier d’al-Waleed, du côté irakien de la frontière d’al-Tanaf. Cela signifie que les forces dirigées par les États-Unis sont maintenant prises en sandwich par les Irakiens et les Syriens sur la route reliant Damas à Bagdad.
Lorsque les Syriens et les Irakiens ont contourné la zone d’al-Tanaf et se sont dirigés vers le nord pour établir un contact frontalier, un autre enchaînement de faits importants s’est déroulé sur le terrain. Les forces de la coalition US sont maintenant coupées – du moins de la partie sud de la Syrie – de la lutte contre Daesh dans le nord-est. C’est un véritable revers pour les projets de Washington visant d’une part à bloquer les flux frontaliers directs entre la Syrie et l’Irak et d’autre part à marquer sa propre victoire éblouissante contre Daesh. En effet, les forces syriennes se dirigent vers Deir Ezzor. La participation des forces soutenues par les États-Unis dans la lutte pour libérer cette zone stratégique sera désormais limitée aux Forces Démocratiques Syriennes (SDF) menées par les Kurdes du nord, tandis que les forces syriennes ont établi un passage sûr depuis le nord, le sud, l’ouest – et potentiellement l’est, avec l’aide des forces alliées irakiennes.
Pourquoi Washington veut cette frontière
Rétablir le contrôle syrien de l’autoroute partant de Deir Ezzor à Albu Kamal et Al-Qaim est également une priorité pour les alliés de la Syrie en Iran. Le docteur Masoud Asadollahi, un expert du Moyen-Orient basé à Damas, explique: «La route passant par Albu Kamal est l’option privilégiée de l’Iran: c’est un chemin plus court vers Bagdad, plus sûr, et il traverse des zones vertes et habitables. L’autoroute M1 (Damas-Bagdad) est plus dangereuse pour l’Iran, car elle traverse la province irakienne d’Anbar et des zones qui sont pour la plupart désertes.”
Si l’objectif des États-Unis à Al-Tanaf était de bloquer l’autoroute sud entre la Syrie et l’Irak, pour réduire l’accès terrestre iranien aux frontières palestiniennes, il a été mal pris en charge. Les troupes syriennes, irakiennes et leurs alliés ont maintenant piégé les forces dirigées par les États-Unis dans un triangle assez inutile au sud. Et elles ont créé un nouveau triangle (entre Palmyre, Deir Ezzor et Albu Kamal) pour leur “bataille finale” contre Daesh.
“Les Américains se préparent toujours à un résultat et en obtiennent ensuite un autre qui n’était pas prévu“, observe le nouvel envoyé iranien en Syrie, l’Ambassadeur Javad Turk Abadi.
Lui et d’autres personnes à Damas restent optimistes quant au fait que les routes frontalières, longtemps refusées aux États régionaux, se rouvriront rapidement.
“À l’époque de la Route de la Soie, la voie entre la Syrie, l’Iran et l’Irak était toujours active – jusqu’à ce que le colonialisme débarque dans la région“, explique Turk Abadi.
De même que les grandes puissances occidentales ont toujours cherché à écarter la Russie et la Chine du Moyen-Orient, cette doctrine du “diviser pour régner” a été appliquée pendant des décennies pour maintenir une sorte de barrage entre la Syrie et l’Irak.
“Dans l’histoire du dernier demi-siècle, on a toujours empêché la Syrie et l’Irak de se rapprocher, de se coordonner. Quand l’ancien président syrien Hafez al-Assad et l’ancien président irakien Ahmed Hassan al-Bakr étaient sur le point d’atteindre un accord global, Saddam Hussein a commis un coup d’Etat et a suspendu tous les officiers qui voulaient un rapprochement avec la Syrie “, a déclaré Shaaban, qui vient de publier un livre sur les relations de Hafez el-Assad avec l’ancien secrétaire d’Etat américain Henry Kissinger.
Saddam a ensuite lancé une guerre de huit ans contre la République islamique d’Iran, et cette dernière a perdu un accès routier à travers l’Irak pendant plus de deux décennies. Au début de 2003, les troupes américaines ont envahi l’Irak, ont déposé Saddam et ont occupé le pays durant les neuf années qui ont suivi. Durant cette période, les avions iraniens ont souvent été soumis à des inspections dirigées par les forces d’occupation US. L’objectif était d’empêcher le transfert d’armes et de fournitures iraniennes au groupe de résistance libanais Hezbollah ainsi qu’à d’autres alliés.
Lorsque les troupes américaines ont quitté l’Irak fin 2011, le conflit syrien était déjà en cours, entièrement armé, financé et soutenu par plusieurs États de l’OTAN et leurs alliés du Golfe Persique.
“Lorsque ces frontières seront rouvertes“, déclare Asadollahi, “ce sera la première fois que l’Iran aura une route terrestre vers la Syrie et la Palestine“. D’autres soulignent toutefois que les Iraniens ont toujours trouvé des moyens de transporter les marchandises sans être détectés.
“Notre armée a maintenant presque atteint la frontière, les Irakiens sont à leurs frontières, et nous ne nous arrêterons pas“, insiste Shaaban.
Les forces syriennes et irakiennes n’ont pas encore mis échec et mat les forces américaines opérant dans leurs théâtres militaires. On parle toujours d’une escalade qui pourrait opposer les Etats-Unis au puissant allié de la Syrie, la Russie. Une suite dangereuse qui pourrait provoquer une guerre régionale, voire mondiale.
Mais à Bagdad, le porte-parole de la coalition dirigé par les États-Unis, le colonel Dillon, a adopté un ton légèrement plus nuancé que les menaces plus belliqueuses qui résonnent à Washington:
“Nous ne sommes pas en Syrie pour conquérir des terres. Si le régime syrien peut montrer qu’il est capable de vaincre Desh, ça nous convient très bien. Le fait d’avoir traversé le poste frontalier de Waleed est un bon signe qui montre les capacités du régime. Nous ne sommes pas là pour tout bloquer. Nous sommes là pour battre Daesh et former des forces à cela.”
Source originale: The American Conservative
Traduit de l’anglais par Investig’Action
Source: Investig’Action
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