Il en rêvait : le maréchal Abdel Fattah Al-Sissi, chef de l’Etat égyptien, pourra faire voler « ses » chasseurs Rafale tout neufs lors de l’inauguration de l’élargissement du Canal de Suez, en août prochain. Dassault, le constructeur de cette machine jusqu’ici invendable, pourra espérer développer à l’international cet avion qui a déjà fait ses preuves. Et l’Etat français économiser sur ses soutiens discutables au seul avionneur militaire du pays…
Les modalités de fabrication et de livraison de ces premiers Rafale à l’export ont été arrêtées, le financement bouclé, l’accord rédigé et paraphé ces derniers jours par l’ensemble des parties concernées ; il ne manque plus que la signature solennelle du contrat, par les plus hautes autorités des deux pays, lundi au Caire.
Evalué à 5,3 milliards d’euros, ce marché comprend la livraison de vingt-quatre chasseurs Rafale, de deux frégates Gowind et d’une frégate Fremm (construites par les chantiers navals DCNS), ainsi que d’un lot de missiles de défense anti-aérienne de courte et moyenne portée fournis par MBDA.
- Agressor
- par Marc Planard
Cette vente, une première, présente des caractéristiques un peu particulières :
le maréchal a conduit la manœuvre en personne, saisissant le président François Hollande en novembre dernier, discutant directement dans la foulée avec le ministre français de la défense Jean-Yves Le Drian, convoquant au Caire – il y a une quinzaine de jours – les industriels concernés (les patrons de Dassault, MBDA, DCNS). Ce n’est pas courant : d’ordinaire, des dizaines d’intermédiaires sont mobilisés, ainsi que les services juridiques, techniques, bancaires des Etats et des entreprises.
le contrat a été décroché en un temps-record, tout à fait inhabituel en la matière : le projet de vente à l’Inde – qui porte il est vrai sur cent vingt-six appareils, avec d’importants transferts de technologie – est en discussion… depuis six ans. Et le contrat avec le Brésil, présenté en 2009 par le président Sarkozy comme pratiquement acquis, a traîné jusqu’à ce que Brasilia avoue, en 2013, préférer acheter le Gripen suédois.
le financement est assez acrobatique, ce qui n’est pas rare dans ce genre de marché, mais prend généralement plus de temps à être mis en œuvre : pour autant qu’on le sache, l’Etat français accepte de garantir, par le biais de la Coface, la moitié des 5,3 milliards de l’opération ; parallèlement, l’Egypte doit négocier un prêt bancaire, auprès d’un groupement d’organismes de crédit (parmi lesquels le Crédit agricole, BNP Paribas, la Société générale) ; et l’Arabie saoudite comme les Emirats arabes unis semblent également avoir été mis à contribution.
le processus de livraison de ces armements n’est pas banal non plus : la fabrication en série n’est prévue qu’à partir de 2018, mais, pour satisfaire le maréchal, trois appareils en fabrication à Merignac, primitivement destinés à l’armée de l’air française – seule cliente du Rafale depuis son entrée en service, à raison d’une dizaine de machines par an, ce qui maintient tout juste le fonctionnement de la chaîne de montage – vont être réservés au client égyptien ; de même, une frégate Fremm de dernière génération sera distraite du contingent prévu pour la marine nationale française, et pourra donc parader en août à Port-Saïd…
Ouverture de porte
La machine est lancée, mais Dassault devra attendre le premier chèque avant de crier victoire : « Le paiement de l’acompte, explique Alain Ruello des Echos, et seulement cela, permettra alors à l’avionneur de revendiquer sa première référence à l’export pour le Rafale », ce qui pourrait encore prendre deux ou trois semaines. La preuve sera alors apportée que « c’est possible », et le terrain dégagé après une quinzaine d’années d’efforts infructueux : ce que les policiers appellent une « ouverture de porte », et les militaires « l’entrée en premier »…
En fait, l’Egypte est une cliente déjà ancienne de l’aéronautique militaire française : elle avait acquis des Mirage-3 après la guerre des six jours (1967), puis avait été en 1981 le premier acheteur étranger du Mirage-2000, réputé lui aussi invendable à l’époque. Et, en 2011, Le Caire avait déjà semblé s’intéresser au Rafale, mais dans une conjoncture moins favorable pour ses forces armées, et moins sensible en ce qui concerne le contexte sécuritaire.
Lire aussi Alain Gresh, « En Egypte, la révolution à l’ombre des militaires », Le Monde diplomatique, août 2013.
Ces temps-ci, l’armée – revenue au pouvoir après les vagues du « printemps arabe », puis des Frères musulmans – a de nouveau les coudées franches. Mais elle fait face à des tensions sur sa frontière avec la Libye, ainsi qu’avec Gaza et surtout dans le Sinaï, sans parler des conflits actuels au Proche-Orient (Syrie, Irak, Yémen). Le maréchal Sissi, tout en restant proche des Etats-Unis – qui « achètent » chaque année la paix avec Israël pour 1,2 milliards de dollars d’aide militaire – pouvait avoir intérêt à conclure un marché de prestige avec un partenaire européen déjà familier, réputé jaloux de son indépendance, ayant une tradition aéronautique militaire bien établie.
Transfert en Inde
Cependant, vu de France, le passé incite à la prudence : le Rafale, appareil omni-rôle, ultra-sophistiqué, est un habitué des « ventes mirages » [1]. Il n’a qu’un défaut – son prix – qui est sans doute à l’origine de la plupart des déconvenues enregistrées à l’export par ce modèle, même en cas de négociation déjà avancée : en Corée du Sud et aux Pays-Bas (en 2002), à Singapour (2006), en Suisse et aux Emirats arabes unis (2011), au Brésil et au Maroc (2013)…
La conclusion de l’accord avec le Caire ne peut que conforter le processus lancé depuis plus de trois ans avec New Delhi : le « contrat du siècle » portant sur cent vingt-six chasseurs destinés à l’armée de l’air indienne, paraît réservé au Rafale français, même s’il tarde à se concrétiser. Dassault livrerait dix-huit appareils construits sur ses chaînes, mais les cent huit autres appareils seront fabriqués en Inde, dans le cadre d’un important transfert de technologie.
Un marché évalué entre 10 et 16 milliards d’euros, dont la signature définitive pourrait intervenir en mars prochain, lorsque la dernière main aura été mise aux licences de fabrication en Inde accordées par l’assembleur Dassault, l’électronicien Thalès, le motoriste Safran, etc.
Ballon d’oxygène
Lire aussi Jean-Dominique Merchet, « L’industrie d’armement française à l’ombre de l’Etat », Le Monde diplomatique, mars 1988.
Cette ouverture à l’exportation est un ballon d’oxygène, notamment pour les sept mille emplois concernés par cette filière aéronautique, ainsi que pour les quelques grandes entreprises et les quatre cents sous-traitants qui concourent à la fabrication du Rafale. Après beaucoup de déboires, l’Etat français – qui a reçu cent trente-sept Rafale, sur les deux cents vingt-cinq prévus – pourra cesser de porter Dassault à bout de bras, comme il le fait depuis des dizaines d’années.
Les performances de l’industrie française de l’armement pour 2015 devraient porter la marque de ces contrats milliardaires. Déjà, pour 2014, la France se hisse à la troisième place des pays exportateurs, à égalité avec la Grande-Bretagne, avec 17,3 % de progression : 8,065 milliards d’euros – soit un niveau comparable à celui de 2009.
Reste, comme nous l’écrivions déjà en 2009, l’habituel dilemme, particulièrement aigu lorsqu’il s’agit – comme dans le cas du Rafale – du fleuron de tout un secteur industriel, mais aussi d’une des machines de mort les plus perfectionnées du marché.
Faut-il « défendre » l’industrie française de l’armement, génératrice d’emplois, de savoir-faire, et garante d’une certaine souveraineté en matière stratégique ? Ou s’en tenir au caractère inacceptable, immoral, etc. des ventes d’armes qui attisent les conflits autant qu’elles contribuent à les prévenir, qui engraissent le lobby militaro-industriel, etc. ? Mais au risque de ne plus être maître de tous ses choix, et de laisser la concurrence – ouest, est, sud – remplir le vide ainsi créé.
Et suffit-il, pour échapper à ce débat en apparence insoluble, de passer à l’échelle européenne, de « mutualiser » ou concentrer certaines activités et fabrications, et de mieux respecter un code de « bonne conduite » des exportations trop souvent contourné ?
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